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Le billet du Recteur (n°16) - "Quel gâchis !" Émigration musulmane : le cri d'alarme d'une France en perte de diversité



Quelle désolation de constater cette émigration des Français musulmans, cherchant asile dans des contrées où les marques de haine et de discrimination sont moins manifestes. La résonance d'un récent article ne fait qu'accentuer cette douloureuse vérité qui m'émeut profondément.


Je m'efforce de résister à l'influence des propos de l'acteur et réalisateur Ramzy Bédia, qui envisage un film dépeignant une France dépourvue de Maghrébins. J'ai la conviction que ceux qui cultivent la haine se réjouiraient de cette absence. Récemment, dans une édition du quotidien Le Monde parue la semaine dernière, de nombreux témoignages de musulmans ayant choisi de quitter la France ont été recueillis, optant pour un retour aux terres natales de leurs parents voire grands parents, ou pour s'établir dans des nations anglo-saxonnes ou du Golfe, face à un climat de plus en plus hostile. Une réalité déjà mise en lumière le 13 février 2022 par le New York Times, sans susciter de prise de conscience notable.


Cette montée de l'exode silencieux des cadres musulmans de France est profondément préoccupante. Elle révèle une réalité troublante. Depuis plusieurs années, les départs se comptent par milliers, une tendance qui s'est nettement accentuée depuis 2015. Le reportage de l'émission « Les Pieds sur Terre » sur France Culture du 22 mars 2022 éclaire de manière saisissante cet état d'esprit grandissant parmi les musulmans de France tentés par l'exil.


Ces témoignages dressent un tableau sombre où la discrimination, les préjugés et un sentiment d'aliénation poussent de nombreux Français musulmans à envisager sérieusement de quitter leur patrie. Pour ces professionnels musulmans, l'émigration devient une alternative attrayante, car ils se heurtent à un plafond de verre en France où leurs compétences et leur potentiel demeurent souvent méconnus.


Comment en sommes-nous arrivés là ? En analysant ces témoignages, je conclus que les causes sont multiples.


Premièrement, la violence subie par les musulmans, qu'ils soient pratiquants ou de culture, est alarmante. Comme le souligne l'article du New York Times, il y a eu une augmentation de 52% des actes antimusulmans en 2020 par rapport à l'année précédente. De plus, une enquête de 2017 révélait que les jeunes hommes perçus comme Arabes ou Noirs étaient vingt fois plus susceptibles d'être soumis à un contrôle d'identité par les forces de l'ordre.


Deuxièmement, cette stigmatisation est exacerbée par un climat politique et médiatique défavorable. Il est évident que depuis de nombreuses années, les musulmans sont la cible de violentes attaques, non seulement de l'extrême droite, mais également de formations politiques se réclamant de l'idéal républicain. Des médias et des intellectuels alimentent malheureusement ce discours toxique, créant un climat social de plus en plus pesant. Depuis le 7 octobre dernier, les discours se radicalisent, et l'on stigmatise de plus en plus les musulmans comme le mal incarné. Selon cette rhétorique, tous les maux de notre société seraient attribués à une prétendue incompatibilité de l'islam avec les principes de la civilisation judéo-chrétienne.


Troisièmement, la discrimination sur le marché du travail demeure un obstacle majeur pour les musulmans de France. Un rapport gouvernemental publié récemment indique que les candidats avec des noms Arabes ont 32% moins de chances d'être contactés pour un entretien d'embauche, et de nombreux musulmans qualifiés rencontrent des difficultés à trouver un emploi en raison des préjugés et des stéréotypes.

 

Naturellement, à la lumière des arguments avancés dans les témoignages, je conçois parfaitement que chaque individu aspire à une vie où il se sent en sécurité et respecté, quelle que soit sa foi ou ses convictions. Toutefois, ce départ vers des horizons plus cléments de nos concitoyens musulmans est une perte immense pour la France en termes de talents, de compétences et de contributions. Les musulmans sont indubitablement un maillon essentiel de notre société, ayant enrichi, qu'on le reconnaisse ou non, notre histoire, notre culture et notre économie.

 

Pourtant, la Grande Mosquée de Paris et d'autres institutions de notre nation n’ont eu de cesse de rappeler avec force l'impératif de lutter contre la haine et les discriminations antimusulmanes, et d’affirmer à chaque tribune que les musulmans sont des citoyens français à part entière, dotés des mêmes droits et des mêmes devoirs que tous les autres. Ils méritent le respect et la considération de chaque citoyen de notre République.

 

En évoquant cela, certains pourraient être tentés de me ramener à ma condition de citoyen français de confession musulmane, m'interpellant sur ma responsabilité face au sort que je décris. Ils pourraient pointer du doigt l'« incapacité supposée des musulmans » à s'assimiler à la République et aller jusqu'à suggérer qu'ils seraient à l'origine de tous les actes terroristes en France, ce qui est totalement inexact.

 

Très bien, changeons de perspective et examinons la situation à travers le prisme de l'appartenance religieuse plutôt que celui de la citoyenneté. Dans ce cas, une question fondamentale émerge : les principes de la foi musulmane sont-ils fondamentalement incompatibles avec les valeurs occidentales, créant ainsi ce sentiment de malaise ? Ou bien, est-ce les politiques publiques françaises qui alimentent cette dissonance ? Je n'ai ni les éléments ni les compétences pour trancher cette question complexe. Toutefois, il est troublant de constater que les pays accueillant ces exilés français sont majoritairement imprégnés de culture occidentale et majoritairement chrétienne comme la Grande Bretagne, d’après une enquête menée par l'Université de Lille. Cette observation pose la question : s'agit-il d'une incompatibilité culturelle ou d'une discrimination orchestrée par les politiques publiques françaises ?

 

Je n'ignore bien évidemment pas les efforts colossaux des pouvoirs publics pour améliorer la situation des quartiers défavorisés et encourager l'inclusion. Depuis le premier plan banlieue en 1977 jusqu'à l'Investissement 2015-2024, près de 71,9 milliards d'euros ont été engagés. Malgré ces sommes et les multiples initiatives, le constat est amer : un sentiment persistant d'abandon et de marginalisation sévit dans ces quartiers. Les promesses politiques de « retour de l'État » ou de « réconciliation nationale » n'ont pas endigué les maux structurels tels que le chômage, l'échec scolaire ou la ségrégation sociale. Face à cette impasse, il est urgent de repenser nos actions pour des solutions véritablement efficaces et durables.

 

Concernant l'image de l'islam dans l'imaginaire de nos concitoyens non musulmans, elle est indéniablement façonnée par un discours politico-médiatique anxiogène. Ce discours est amplifié par les attentats, dont je récuse toute filiation théologique avec notre belle religion, les attribuant plutôt au fanatisme, voire à une forme d'ordre quasi psychiatrique.

 

Examinons les chiffres : en 2022, la France a été touchée par cinq attentats terroristes. Même en supposant qu'ils soient tous imputables à des musulmans (ce qui est loin d'être le cas), avec 5,4 millions de musulmans en France, et en réaffirmant avec force que chaque attentat est une tragédie, peut-on réellement imputer la responsabilité de ces actes isolés à toute une composante de la communauté nationale ?

 

En 2022, seize arrestations ont été effectuées pour des crimes liés au terrorisme d'extrême droite. Doit-on alors stigmatiser les onze millions d'électeurs de ce courant politique ?

 

Cette minorité est-elle plus déterminante pour l'avenir du pays que les milliers de talents français de confessions ou culture musulmane qui quittent la France, non par désamour mais par un sentiment de rejet ?

 

Il est essentiel de distinguer entre les actes d'une minorité et l'ensemble d'une communauté ou d'un groupe politique. Stigmatiser une communauté sur la base des actions d'une minorité est non seulement injuste mais aussi dangereux pour la cohésion sociale loin des amalgames et des généralisations hâtives.

 

Posons-nous collectivement la question essentielle : quelle société souhaitons-nous léguer à nos enfants ? Une société multiculturelle, solidaire et unie, où l'amour et l'intérêt pour la patrie priment, surtout dans un monde marqué par de multiples dangers géopolitiques et des incertitudes économiques préoccupantes ? Ou bien allons-nous opter pour une société déchirée par des stigmatisations mutuelles, où les divisions croissantes risquent de marginaliser les citoyens les plus vulnérables, mettant ainsi en péril l'avenir de notre grande nation ? Il est crucial que les autorités et les citoyens français rassemblent leurs efforts pour combattre ce fléau. Il est temps de choisir la voie de l'unité et de la solidarité pour construire ensemble un environnement et un avenir plus harmonieux et inclusifs, pour tous les membres de notre société, y compris nos concitoyens musulmans.



À Paris, le 23 avril 2024


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris



 




 

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