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Le billet du Recteur (n°9) - "Au-delà des conflits : réflexions sur l'éthique et la guerre en islam"



Dans l'ombre sinistre des conflits qui ravagent notre monde, je me trouve plongé dans une profonde réflexion teintée d'inquiétude et de tristesse. Face à la propagation implacable des guerres et aux horreurs commises sous divers prétextes, une question lancinante m'assaille : que nous dit l’Islam sur la guerre ? Quelle est la place, en Islam, dans cette religion qui appelle fondamentalement à la paix, de la morale et de l’éthique en temps de guerre ?


Ces interrogations découlent d'un constat amer : les atrocités perpétrées au nom de la guerre, loin de respecter les préceptes moraux les plus élémentaires, déchirent le tissu de l'humanité et répandent la désolation à travers les terres. Tandis que le monde sombre dans un tourbillon de violence, mes pensées se tournent vers les fondements de l'Islam, cette foi millénaire imprégnée de sagesse. Les atrocités récemment commises à Gaza s'avèrent être un exemple parmi les plus flagrants. Elles martèlent l'urgence d’une quête de compréhension et de réconciliation.


Au sein de notre tradition religieuse vénérable, existe-t-il des balises éthiques destinées à guider les pas des croyants même au cœur des tumultes de la guerre ? Des principes moraux capables de préserver la dignité humaine, la justice et la compassion, là où règnent la terreur et la destruction ?


Dans les annales des épopées guerrières, l'Islam se dresse tel un phare de clémence et de retenue, défiant les tumultes des conflits avec une grandeur morale inébranlable. À travers les méandres des batailles, une question surgit, noble et impérieuse : existe-t-il en Islam des normes humanitaires, des balises éthiques qui illuminent, malgré tout, les sentiers de la guerre ?


Dans les dédales du droit islamique, aux sources du Coran et de la Sunna, ainsi que dans les strates des fatwas (avis religieux) éclairées, se tissent les fibres d'une éthique sans pareille. De leurs textes, les musulmans ont distillé une essence morale, qui transcende toutes les situations. Ce socle moral a produit un canevas de principes intangibles, valables en temps de paix et si précieux en temps de guerre.


Cet édifice moral se dresse tel un rempart contre les excès et les dérives. Ainsi, l'Islam ne se contente pas de condamner la violence gratuite, mais érige une éthique spécifique aux conflits, qui exige le respect des principes fondamentaux de la religion et de l'humanité.


Au cœur de cette éthique se trouve le principe premier de « juste guerre », un concept qui transcende les frontières culturelles et religieuses. Inspiré par la sagesse du Prophète Mohammed lui-même (la paix et les bénédictions soient sur lui), ce principe exhorte les croyants à ne recourir à la violence qu'en dernier recours, et à toujours privilégier la voie de la paix et de la réconciliation. Ainsi, l'Islam élève la guerre au rang d'ultime recours, rappelant à ses fidèles que la véritable victoire réside dans la préservation de l'humanité et de la justice. 


Le concept de jihad (de la racine « jahada », « faire effort ») est aujourd’hui utilisé à tort pour lier l’Islam à la guerre. Rappelons alors que ce concept revêt deux acceptions. Dans son acception mineure, ancrée dans des contextes historiques précis que nous ne devons pas réinventer aujourd’hui, il correspond à une lutte de défense, avec des règles strictes et une obligation à négocier la paix. Le Coran préconise bien que « Dieu ne vous interdit pas d’être bons et équitables envers ceux qui ne vous ont pas combattus pour votre religion et ne vous ont pas chassé de votre pays » (S. Al-Muntahanah, v. 8). De ce jihad qualifié de mineur (aljihad al-ʿasghar) par le Prophète (paix et bénédictions soient sur lui), se distingue le Grand Jihad (al-Jihad al-Akbar, ou Jihad an-Nafs) défini comme l’effort contre les mauvais instincts de chacun, afin d’assurer la victoire du Bien sur le Mal : « Et quiconque lutte, ne lutte que pour lui-même, car Dieu peut Se passer de tout l'univers » (Coran, S. Al-Ankabut, v. 6). Le sens majeur du jihad est donc intérieur et spirituel, c’est le jihad par le cœur, par « l’effort dans le chemin de Dieu » (Coran, I 60 ; IV 94 ; V 54 ; IX 19, 24 ; XV 49).


Cette lutte contre soi-même incarne l’héritage moral que l’Islam apporte au monde et qui vient dire, même au cœur des conflits les plus féroces, que la lumière de la justice et de la compassion peut briller. Pour cela, des principes d'une rigueur intransigeante ont été élaborés. La protection des non-combattants, le respect des prisonniers, et même la préservation de l'environnement, sont autant de règles inscrites dans le code moral de l'Islam appliqué au cours des guerres de toute nature.


La protection des non-combattants : une des règles les plus fondamentales de l'éthique islamique sur la guerre est la protection des civils qui ne prennent pas part aux combats. Cette norme découle directement des enseignements du Coran et de la Sunna, qui insistent sur le respect de la vie humaine et la préservation de l'innocence. Les non-combattants, qu'ils soient femmes, enfants, personnes âgées ou même hommes pacifiques, sont considérés comme des individus à protéger et à épargner lors des conflits armés.


Le traitement des prisonniers de guerre : l'Islam recommande également des règles strictes concernant le traitement des prisonniers de guerre. Les captifs doivent être traités avec humanité et dignité, conformément aux préceptes de justice et de miséricorde de l'Islam. Il est interdit de les maltraiter, de les humilier ou de leur infliger des souffrances inutiles. En outre, l'Islam encourage la libération des prisonniers en échange de rançons ou par des accords de paix.


La protection de l'environnement : une dimension moins connue de l'éthique islamique concerne la préservation de l'environnement pendant les conflits armés. Selon elle, la terre et ses ressources sont des biens précieux confiés par Allah à l'humanité, et il incombe aux combattants de ne pas causer de dommages excessifs à l'environnement lors des hostilités. Par conséquent, la destruction aveugle de la nature, telle que la pollution des cours d'eau, la déforestation ou la destruction des récoltes, est strictement prohibée.


Ces règles, parmi d'autres, forment un cadre éthique complet qui guide la conduite des croyants musulmans lors des conflits armés. Elles visent à concilier les exigences de la guerre avec les valeurs morales les plus élevées de l'Islam. En respectant ces normes, les combattants sont appelés à mener leurs batailles avec justice, compassion et humanité, même dans les circonstances les plus difficiles.


Dans les annales glorieuses de l'Islam, les récits des prophètes et des califes résonnent comme des hymnes à la modération et à la bienveillance. Les décrets d'Abu Bakr al-Siddiq, le premier calife, adressés à ses soldats, révèlent une noblesse d'âme rare : « Arrêtez-vous, ô soldats ! J'ai dix recommandations à vous faire pour vous guider sur le champ de bataille ».


Ces paroles, chargées de sagesse, nous enseignent l'impératif sacré de mener les hostilités avec dignité et respect envers l' « ennemi » qui vous attaque.


Ces recommandations nous rappellent celles qui seront adoptées, bien des siècles après, par nos sociétés modernes, dans l’élaboration du droit moderne des conflits armés, à l’instar des Conventions de Genève.


Dans les brèches de la tempête, une lumière brille, une lumière qui rappelle au monde que même au cœur des conflits les plus sombres, la grandeur de l'Islam réside dans sa capacité à éclairer les chemins de l'humanité. Dans les lueurs de cette grandeur surgissent parfois des ombres, et l’histoire récente nous a donné plus d’un exemple d’interprétations discordantes qui obscurcissent la voie de la morale. Elles sont l’émanation d’êtres égarés dont la légalité s'est érigée telles des tempêtes sur l'horizon de la pensée musulmane. Mais même dans ces tourments, l'Islam demeure une terre fertile pour le débat et la réflexion, offrant une plate-forme où les voix multiples peuvent résonner. 


L'Islam, tout comme le Judaïsme et le Christianisme, partage profondément les valeurs d'éthique et d'humanisme lorsqu'il s'agit de conflits. Les enseignements du Coran, de la Torah et de la Bible rappellent tous l'importance de la bienveillance, de la justice et du respect de la vie humaine. Les croyants de ces traditions religieuses sont appelés à agir avec bienveillance et dignité même dans les moments les plus douloureux, à rechercher la paix et à œuvrer pour la réconciliation. 


En conclusion, devant l'abîme de cruauté que représentent les conflits actuels, il est impératif que les nations engagées se rallient aux principes éthiques et humanistes de leurs propres traditions religieuses. Que ce soit dans l'Islam, le Judaïsme ou le Christianisme, chaque foi monothéiste fournit des préceptes exaltants qui devraient galvaniser une conduite plus juste et compatissante sur les théâtres de conflit, tout en considérant, dans le monde contemporain, l’impossibilité de mener une guerre au nom d’une religion.


Je lance donc un appel solennel aux dirigeants et aux acteurs impliqués dans ces conflits, les adjurant de méditer sérieusement sur leurs actes et d'embrasser une approche fondée sur la dignité humaine, le respect et la compassion. En puisant dans les enseignements sacrés de leurs religions respectives, ils peuvent aspirer à nous épargner de la guerre, a minima de mener des guerres plus justes, réduisant au maximum les souffrances des innocents et œuvrant de tout cœur pour la paix.


Que cette injonction serve de cri de ralliement aux belligérants, les pressant à renoncer à la barbarie et à embrasser résolument les principes d'humanisme et d'éthique que leurs croyances religieuses leur offrent. J'appelle à nouveau à un cessez-le-feu immédiat à Gaza, afin de mettre un terme aux souffrances insupportables des civils pris au piège de cette spirale de violence. Seule une approche empreinte de compassion et de respect pour la vie humaine peut permettre la fin de ces atrocités qui ensanglantent notre monde aujourd'hui.



À Paris, le 4 mars 2024


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris



 




 

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