top of page

Le billet du Recteur (n°65) - Le 8 mai, entre Rome et Paris : deux souffles pour une même fraternité



Un vent nouveau s’est levé sur Rome. Il ne vient ni des couloirs du pouvoir ni des cryptes du passé, mais du souffle d’un homme dont la première parole fut paix. Non une paix proclamée dans l’abstraction diplomatique, mais une paix habitée, charnelle, humaine — celle qui jaillit du cœur d’un pasteur que l’on sent d’emblée ancré dans la poussière du monde et dans la prière. Le pape Léon XIV n’est pas seulement le successeur de Pierre. Il est, à mon sens, un fils de l’Histoire, un frère de l’humanité blessée et un héraut de cette espérance qui, parfois, vacille à l’horizon des conflits.


Je l’ai écouté, comme tant d’autres, ce dimanche 11 mai, depuis le balcon de Saint-Pierre. J’ai entendu bien plus qu’un discours. J’ai perçu l’écho d’une fraternité universelle, le prolongement discret de cette parole de l’Évangile : « Heureux les artisans de paix ». Mais j’ai aussi senti, comme un murmure, la voix d’un homme dont les racines plongent dans l’héritage augustinien.


Oui, Augustin. Celui de Confessions, celui d’Hippone. Celui qui est né dans cette terre algérienne, que je chéris comme on chérit un berceau. Et voilà que le nouveau pape, Léon XIV, issu de l’ordre des Augustiniens, fait résonner les accents de ce Père de l’Église dans les angoisses de notre siècle. « Vivons bien, et les temps seront bons. Nous sommes le temps », a-t-il dit, citant Augustin. C’est là une parole de feu et de lucidité, qui nous renvoie à nos responsabilités d’hommes et de croyants, en refusant l’alibi de l’histoire figée ou de la fatalité géopolitique.


Quand Léon XIV appelle au cessez-le-feu en Ukraine, quand il s’attriste de la guerre génocidaire contre Gaza, quand il évoque le sort des journalistes emprisonnés, il ne fait pas qu’égrener les causes : il incarne une posture spirituelle et morale. Celle de la compassion active. Celle de la voix qui ne tonne pas, mais qui veille. Celle de l’écoute, de l’humilité, de la patience, vertus rares en politique, précieuses en religion.


Dans ses propos sur l’intelligence artificielle, il aurait pu n’être que prudent. Il a été plus : un veilleur. Il a vu l’opportunité, mais aussi l’abîme. Il appelle à la conscience, au discernement — à ce discernement dont Augustin, encore, nous a laissé le goût dans ses écrits.


Dans sa manière de désarmer les mots, Léon XIV reprend aussi un autre combat, que nous menons, nous musulmans de France, dans un monde où la parole est souvent minée, où les raccourcis médiatiques sapent la rencontre, où la haine s’habille d’opinions … et tuent. « Purifions les mots de toute agression », dit-il. Voilà un chantier commun pour nos religions : reconstruire la dignité du verbe.


Pour nous, musulmans de France et du monde, pour nous, artisans du dialogue interreligieux, pour nous, enfants de cette Méditerranée trop souvent fracturée, l’élection de Léon XIV est une bonne nouvelle. Il ne parle pas de paix comme d’un concept : il parle depuis la paix comme d’un lieu intérieur. Il est ce passeur, ce bâtisseur de ponts dont nos peuples ont tant besoin. L’Église, en choisissant cet homme, a envoyé un message limpide : elle veut écouter, aller vers, faire avec.


Et alors que s’élevait dans le ciel romain la fumée blanche annonçant l’élection du pape Léon XIV en ce jeudi 8 mai, un autre moment de solennité avait lieu, à quelques milliers de kilomètres de Rome, au pied de l’Arc de Triomphe, la France rendait hommage aux combattants de la Deuxième Guerre mondiale. Le président de la République, Monsieur Emmanuel Macron, prononçait son allocution en mémoire de la victoire sur le nazisme.


Il y eut là, pour moi, une coïncidence bouleversante, presque une mise en scène divine de l’Histoire : tandis que l’Église catholique accueillait un nouveau pape porteur d’un message universel de paix, la République française rendait honneur à ceux qui l’avaient servie, les armes à la main, dans l’ombre souvent injustement prolongée de l’oubli. À cette même minute, deux voix s’élevaient. L’une, fumée blanche, dans le ciel de Rome. L’autre, dans la clarté républicaine d’un après-midi parisien. Et ce qui aurait pu être une simple synchronicité temporelle devint, à mes yeux, un signe de la Providence.


Car en ce jour de commémoration, alors que nous honorions la fin de la barbarie nazie, le président de la République fit entendre une phrase que l’Histoire retiendra, même si beaucoup, hélas, l’ont laissée passer dans le silence. Pour la première fois, un chef d’État français évoqua les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, perpétrés le 8 mai 1945 – précisément ce jour de victoire – en Algérie coloniale. Un 8 mai pour les uns, jour de liesse. Un 8 mai pour les autres, jour de deuil.


Je dois confesser ici l’émotion qui fut la mienne. Car en tant que recteur de la Grande Mosquée de Paris – édifiée, faut-il encore le rappeler, en hommage aux soldats musulmans morts pour la France –, je porte en moi le poids d’une mémoire longtemps reléguée, celle des tirailleurs, des spahis, des moghaznis, des goumiers, de tous ceux dont le sacrifice n’a jamais vraiment trouvé sa juste place dans les récits nationaux. Trop souvent, dans les manuels comme dans les médias, leur sang s’est évaporé dans le vent de l’Histoire.


En effet, en cette année du 80e anniversaire de la victoire, pas une chaîne de télévision pas une tribune nationale n’a pris le temps de rappeler le tribut immense versé par les soldats musulmans pour libérer la France. Tandis que le moindre fait divers devient prétexte à la suspicion ou à la stigmatisation des musulmans, leur engagement héroïque, lui, s'efface dans les silences coupables. Ce sacrifice, pourtant, fonde — s’il faut encore le prouver — la légitimité pleine et entière des Français musulmans dans la mémoire comme dans la nation.


Et pourtant, ce 8 mai 2025 fut pour moi un instant d’élévation. Comme si les âmes de nos aïeux, depuis les hauts plateaux algériens jusqu’aux confins du Sahel, avaient entendu cet écho venu de Paris. Une reconnaissance, certes fragile encore, mais enfin formulée. Le président Macron, ce jour-là, n’a pas seulement parlé de paix. Il a entrouvert la porte d’une mémoire partagée, douloureuse mais nécessaire, condition première de toute fraternité véritable.


Et tandis que montait la fumée blanche au-dessus du conclave, symbole d’unité spirituelle retrouvée, je priais en silence pour que, chez nous aussi, se lève enfin une fumée de vérité, une fumée qui ne voile plus mais révèle. Une fumée qui rassemble sans effacer. Une fumée qui dise, aux croyants comme aux laïques, aux anciens comme aux jeunes : votre histoire est la nôtre, et votre mémoire, désormais, nous engage tous.



À Paris, le 13 mai 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris







RETROUVEZ TOUS LES BILLETS DU RECTEUR SUR CETTE PAGE :


bottom of page