Le billet du Recteur (n°74) - Srebrenica, trente ans après : penser l’impensé, bâtir l'inespéré
- Guillaume Sauloup
- il y a 23 heures
- 4 min de lecture

Il y a trente ans, au cœur du continent européen, dans une enclave placée sous protection des Nations Unies, huit mille hommes et garçons bosniaques furent arrachés à leurs familles, alignés, exécutés, puis ensevelis à la hâte dans des fosses communes. Non pas pour ce qu’ils avaient fait, mais pour ce qu’ils étaient. Leurs noms, leurs visages, leurs âges ne comptaient plus : ils portaient une identité à éradiquer, celle de Bosniaques, et celle de musulmans européens.
Le génocide de Srebrenica, reconnu par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, n’est pas une tragédie périphérique à l’histoire européenne. Il n’est pas non plus une anomalie. Il est le produit d’un long processus d’aveuglement moral, de dislocation politique, et de désintégration du regard porté sur l’autre.
La pensée de Mohammed Arkoun nous avertissait : lorsque la religion est déshistoricisée, lorsqu’elle devient un marqueur d’altérité essentielle, et non une composante d’une humanité commune, elle se mue en stigmate. Et ce stigmate, en temps de crise, peut être le prétexte ou le moteur du pire. Srebrenica fut cela : le point d’aboutissement d’un long travail de désymbolisation de l’islam et de ses fidèles, au cœur même d’une Europe qui pensait avoir conjuré les démons du XXe siècle.
Trente années ont passé. Mais le silence demeure. Un silence poli, institutionnel, fait de commémorations figées et de discours sans chair. Car ce qui gêne, au fond, ce n’est pas seulement la mémoire du crime, c’est la gêne indicible de savoir que ces morts-là furent musulmans. Qu’ils priaient comme ceux qui aujourd’hui, en France, en Allemagne ou en Belgique, sont parfois regardés avec suspicion, crainte ou rejet.
Je le dis avec gravité : si Srebrenica dérange encore, c’est parce qu’elle nous force à reconnaître une vérité dérangeante : les musulmans d’Europe peuvent être victimes d’une haine qui les vise non pas à cause de leur citoyenneté, mais à cause de leur identité.
Or, cette vérité n’est pas digérée. Car elle interroge nos démocraties. Elle met au défi la neutralité revendiquée de nos institutions. Elle oblige à penser une violence qui ne vient pas seulement d’extrémistes ou de fanatiques, mais parfois d’un racisme socialement acceptable, politiquement voilé, culturellement rationalisé.
Récemment, en France, deux événements tragiques ont suscité une émotion sourde, sans pour autant enclencher un véritable sursaut collectif. Le 25 avril 2025, Aboubakar Cissé, un jeune homme de 22 ans, a été poignardé à de multiples reprises alors qu’il priait dans une mosquée du Gard. Quelques semaines plus tard, Hichem Miraoui, coiffeur d’origine tunisienne, était abattu devant son salon dans le Var. Dans les deux cas, les autorités judiciaires n’ont pas exclu le mobile raciste ou islamophobe, pointant des éléments troublants dans les parcours et les intentions des agresseurs.
Il ne s’agit pas ici d’établir un parallèle mécanique entre ces crimes et la tragédie de Srebrenica. Ce serait à la fois historiquement abusif et moralement déplacé. Mais il serait tout aussi fautif de les envisager comme de simples faits isolés, déconnectés de tout climat. Car ces gestes extrêmes — aussi rares soient-ils — trouvent un écho, fut-il lointain, dans un paysage discursif qui tolère de plus en plus des formes voilées de stigmatisation. Il arrive que des paroles semées dans l’arène médiatique ou politique germent dans les esprits les plus fragiles.
Srebrenica, faut-il le rappeler, n’est pas née d’un jour. Elle s’est lentement tramée dans une Europe qui, peu à peu, a cessé de voir dans ses citoyens musulmans autre chose qu’un corps étranger. Avant le bruit des armes, il y eut le murmure des exclusions. Avant la tragédie, il y eut la banalisation. La haine, ne survient pas par excès d’altérité, mais par déficit d’intelligibilité partagée.
Ce que ces violences contemporaines nous rappellent, ce n’est pas que l’histoire se répète, mais qu’elle laisse en nous des fragilités non résolues. Et que notre vigilance, si elle veut être fidèle à la mémoire de Srebrenica, doit s’exercer non pas seulement devant l’impensable, mais dès les signes ténus du glissement.
L’Europe ne peut plus penser l’islam comme un corps étranger. Elle doit le penser de l’intérieur, comme une part de sa propre histoire, de sa propre chair. Tant que l’islam sera perçu comme un élément post-colonial à assimiler ou à neutraliser, et non comme une expression légitime de la pluralité européenne, l’horizon du vivre-ensemble restera clos.
Il faut réhabiliter un regard anthropologique, historicisé, critique, qui restitue à l’islam sa dignité, non comme idéologie, mais comme source de sens, d’éthique, et de liens.
Et il faut, aussi, oser dire que la reconnaissance de cette dignité est un enjeu de paix. Non une paix de compromis, mais une paix de reconnaissance.
Or, le monde d’aujourd’hui nous envoie des signes. Ce 14 juillet, la République française accueille en invité d’honneur le plus grand pays musulman de la planète : l’Indonésie. Plus de 270 millions d’habitants, dont près de 90 % sont musulmans. Un islam aux multiples visages, ancré dans les traditions culturelles, engagé dans le dialogue interreligieux, et résolument tourné vers l’avenir.
Il y a deux semaines, j’ai eu l’honneur d’accueillir à la Grande Mosquée de Paris le Premier ministre malaisien – cet autre grand pays d’Asie du Sud-Est à majorité musulmane – venu partager la prière du vendredi avec humilité et fraternité. Cet instant de spiritualité partagée disait, mieux que mille discours, que l’islam peut être un pont, et non un mur. Une source de lumière, et non d’ombre.
L’invitation faite à l’Indonésie, le jour de la fête nationale, est donc hautement symbolique. Elle nous dit que la France, malgré ses tensions et ses crispations, reste capable d’un geste d’ouverture. Elle nous rappelle que l’islam, loin d’être un monolithe, est un univers de cultures, de savoirs, de civilisations. Et que la relation entre l’Europe et l’islam peut être autre chose qu’un dialogue de sourds : elle peut être un horizon partagé.
Mais cela suppose un travail. Un travail de mémoire, celle de Srebrenica. Et un travail de courage, celui des responsables, des intellectuels, des croyants, qui refusent les raccourcis, les polarisations, les enfermements identitaires.
Trente ans après Srebrenica, la meilleure manière d’honorer les morts, c’est de préserver les vivants. Non pas par la crainte ou la colère, mais par la lucidité. Par la réconciliation entre foi et raison. Par le refus d’un avenir qui serait le simple ressassement du passé.
Il est encore temps d’écrire une autre page de l’histoire européenne, une page où l’islam ne serait plus un point d’interrogation, mais une part de la réponse.
À Paris, le 15 juillet 2025
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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