Regard fraternel (n°66) - Chrétiens et juifs face à l'argent : un dialogue fécond avec l'islam
- Guillaume Sauloup
- il y a 2 jours
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En unifiant la justice communautaire du judaïsme et la charité universelle du christianisme, l’islam élabore une synthèse originale du don. Mais face à l’expansion du commerce, les trois monothéismes ont été poussés à adapter leurs principes.
Dans la Bible hébraïque, l’aumône porte le nom de Tsedaka – mot hébreu que l’on pourrait traduire par « justice ». Il ne s’agit pas d’un don facultatif : la tradition considère que les plus démunis ont un droit sur la fortune du donateur.
Chez les premiers chrétiens, l’aumône devient Caritas, terme latin qui renvoie à l'amour désintéressé. Les Pères de l’Église, puis les monastères, voient dans l’aide au pauvre une liturgie aussi importante que la messe : le nécessiteux est décrit comme « l’autel vivant » sur lequel on honore Dieu.
En réunissant à la fois l’obligation légale de la Tsedaka et la dimension spirituelle universelle de la Caritas, l’islam opère une véritable synthèse : la Zakat — littéralement la « purification » — combine la justice communautaire juive et la compassion chrétienne, tandis que la Sadaqa prolonge la logique du don volontaire. Ainsi, l’islam rappelle que l’aumône, pour être complète, doit être en même temps règle et élan du cœur. Ces trois pratiques affirment le même principe : la propriété privée n’est jamais absolue ; elle s’accompagne d’un devoir de solidarité.
La « morsure » du prêt à intérêt
Si donner est loué, prêter contre intérêt a longtemps été suspect. La Torah emploie le terme Neshekh, qui signifie « mordre » : le taux d’intérêt est jugé acceptable envers l’étranger, mais interdit à l’intérieur du peuple d’Israël, afin de ne pas creuser les inégalités.
Le christianisme médiéval radicalise cette méfiance. En s'appuyant sur la pensée d’Aristote, Thomas d’Aquin explique que l’argent est « stérile » : le louer reviendrait à vendre deux fois le même bien. L’usure – mot passé en français à partir du latin usura – devient péché mortel.
De l’autre côté de la Méditerranée, le Coran condamne fermement le Riba, terme arabe qui désigne tout surplus exigé sur un prêt d’argent. L’interdit est absolu, quel que soit le taux. Plus qu’une simple règle comptable, l’interdiction de l’usure reflète une volonté commune d’empêcher la domination du créancier sur le débiteur.
École de Salamanque et Réformes protestantes : le tournant du XVIᵉ siècle
Au milieu du XVIᵉ siècle, l’Europe est secouée par l’inflation provoquée par les métaux précieux du Nouveau Monde, le foisonnement des grandes foires et l’essor de la lettre de change : marchands et États manquent de liquidités.
Côté catholique, les dominicains de l’École de Salamanque autorisent une rémunération lorsque celle‑ci indemnise une perte, compense un gain manqué ou couvre un risque réel. L’intérêt n’est donc pas payé pour l’usage de l’argent, mais pour rétablir l’équité d’un contrat devenu incertain. Rome confirmera cette lecture, de Vix Pervenit (1745) au Code de 1917.
Côté protestant, Jean Calvin publie en 1545 sa Lettre sur l’usure. Sans renier la charité, il distingue le prêt de subsistance – gratuit – du prêt d’investissement – rémunéré tant que le taux demeure proportionnel au risque et n’écrase pas le débiteur. En autorisant ainsi le crédit commercial, le Réformateur répond aux besoins d’une Genève marchande qui finance ses manufactures et ses échanges internationaux.

Ces deux écoles, souvent opposées sur le plan doctrinal, partagent donc une même conviction : l’économie exige un financement qui n’anéantisse ni la justice ni la solidarité. En subordonnant l’intérêt à la prise de risque et à l’utilité sociale, elles ouvrent conjointement la voie à la banque moderne européenne.
Côté juif, la loi juive voit se multiplier des montages comme l’heter iska, qui convertissent le prêt en partenariat pour respecter la prohibition interne sans freiner le commerce.
Finance islamique et microcrédit : des réponses contemporaines
Mais l’islam, fidèle à l’interdit coranique, inspire aujourd’hui un secteur estimé à plus de 4 000 milliards de dollars : la finance islamique. Ses produits, labellisés « charia‑compatibles », excluent tout intérêt fixe et privilégient la prise de participation ou la vente à paiement différé. Le modèle séduit au‑delà du monde musulman, en quête d’investissements tangibles.
Néanmoins, une position minoritaire mais reconnue existe dans le contexte des pays non-musulmans et revendique une exception en s'appuyant sur les principes de jurisprudence classique comme la nécessité (ḍarūra) et la levée de la gêne excessive (rafʿ al-ḥaraj). Faute d’alternative charia‑compatible sur le marché français, l’achat d’une résidence principale peut justifier un emprunt bancaire classique lorsque trois conditions sont réunies : le logement doit être occupé par l’acquéreur (et non loué à des fins spéculatives), le taux d’intérêt doit rester « raisonnable » et le contrat doit s’inscrire dans un besoin pressant (darûra).
En comparant islam, judaïsme et christianismes, on saisit mieux la question qui traverse les siècles : comment prêter et donner sans que l’argent n'exploite son prochain. Le magistère catholique tire la même leçon : sans gouvernail éthique, la finance dérive et expose les plus fragiles ; son horizon légitime demeure le bien commun, notion qui oblige créanciers et débiteurs à une solidarité en actes.
*Article paru dans le n°73 de notre magazine Iqra.
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