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Des pierres et des prières (n°1) - Le dialogue silencieux des Églises et des Mosquées dans les Balkans



Dans les Balkans, où les siècles dansent au rythme des conquêtes et des reconquêtes, les édifices religieux murmurent une histoire bien singulière. Là où les peuples ont souvent croisé le fer, les églises et les mosquées, elles, ont appris à se réinventer. Ces bâtisses majestueuses, nées de la ferveur chrétienne ou musulmane, ont été tour à tour sanctuaires et trophées, témoins silencieux des soubresauts d’un territoire en perpétuelle mutation.


Un clocher qui s’élève vers le ciel peut-il se plier à l’appel du muezzin ? Une niche de mihrab peut-elle s’accorder à la lumière d’une abside ? Ces interrogations, au-delà des dogmes et des disputes, révèlent une vérité universelle: celle de la permanence du sacré au sein de l’instabilité humaine.


De l’Ouest à l’Est, de la Croix au Croissant


Dans l’héritage architectural des Balkans, la fluidité des frontières religieuses s’est inscrite dans la pierre. Les églises orientées d’Ouest en Est et les mosquées dirigées vers La Mecque ont parfois dû négocier avec leurs murs. Dans ce jeu d’angles et de perspectives, des édifices autrefois chrétiens ont été réorientés, marqués par la construction d’un mihrab ou l’élévation d’un minaret.


À l’inverse, les mosquées, lorsqu’elles revenaient à un usage chrétien, voyaient leurs coupoles réinterprétées, leurs minarets effacés ou transformés en clochers. La basilique Sainte-Sophie, à Istanbul, incarne cette palimpseste spirituel. Tour à tour église byzantine, mosquée ottomane et musée, elle est aujourd’hui une mosquée à nouveau, son immensité résonnant d’un dialogue millénaire entre les confessions. Ses tapis inclinés, rompant avec l’orthogonalité de ses nefs gothiques, témoignent encore des ajustements imposés par la foi islamique.


Un lieu unique, deux univers


Au-delà de la conquête et des luttes de pouvoir, c’est dans l’appropriation symbolique que ces transformations prennent tout leur sens. Une église devenue mosquée ne perd jamais entièrement son âme chrétienne; une mosquée devenue église conserve des traces subtiles de sa genèse musulmane. L’eau d’une fontaine d’ablutions peut se tarir, mais son souvenir subsiste dans la pierre; les fresques effacées par la chaux peuvent reparaître lorsque l’Histoire le décide.


Ainsi, les Balkans offrent un témoignage unique: des lieux de culte récupérés, reconfigurés et parfois même partagés. Au XVIIe siècle, des pratiques utraquistes furent observées: dans certains sanctuaires, musulmans et chrétiens venaient prier côte à côte, chacun dans le respect de son rituel. Ce chevauchement spirituel, bien que rare, illustre la porosité des lignes de division dans cette région.


Les fidèles face à la mémoire des murs


Mais qu’en pensent les hommes ? Pour un chrétien, célébrer une messe sous une coupole ottomane peut être une source de malaise ou de fascination. Pour un musulman, prier dans une mosquée où subsistent les contours d’une croix byzantine provoque des émotions mêlées. Pourtant, ces transformations n’ont pas toujours été perçues comme des profanations. En vérité, les pierres possèdent une mémoire que les hommes, parfois, oublient.


À Prizren, en 1913, l’ancienne cathédrale orthodoxe, devenue mosquée, accueillait encore des fidèles musulmans, nombreux et fervents. Mais dans les campagnes balkaniques, une tradition persistait: certains anciens édifices religieux étaient jugés maudits, hantés par leurs origines. La légende raconte qu’à Nis, un minaret penchait tant que les musulmans déclarèrent: « Ce lieu appartient à ceux à qui Dieu a donné le pouvoir; qu’il revienne donc à sa vieille religion. »


Les églises et les mosquées des Balkans, au-delà des rivalités historiques et des transformations imposées, témoignent d’une vérité fondamentale : la sacralité transcende les murs. Ces édifices, oscillant entre les sphères chrétienne et musulmane, incarnent une capacité unique d’adaptation et de continuité. Chaque modification architecturale, chaque réaffectation cultuelle révèle à la fois une tension et une réconciliation entre des visions spirituelles distinctes. L’histoire de ces lieux rappelle que le sacré réside moins dans la forme que dans l’acte de foi.


Les peuples des Balkans, malgré les conflits, ont confié à ces pierres une fonction qui dépasse les divisions religieuses : celle de conserver la mémoire et d’incarner le lien entre l’humain et le divin. En cela, ces édifices ne sont pas seulement des vestiges du passé, mais des invitations permanentes à repenser notre rapport au spirituel et à l’autre. Au fil des siècles, les minarets et les clochers des Balkans ont appris à cohabiter. Et dans cette cohabitation, c’est l’humanité tout entière qui trouve un modèle : celui d’une diversité qui ne détruit pas, mais transforme et élève.



*Article paru dans le n°42 de notre magazine Iqra.

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