Le billet du Recteur (n°36) - Réflexions sur les relations entre la France et l'Algérie : un héritage qui entrave encore la réconciliation
- Guillaume Sauloup
- 22 oct. 2024
- 6 min de lecture

Nous sommes au lendemain des commémorations des massacres du 17 octobre 1961, ce jour où des centaines d'Algériens qui manifestaient pacifiquement à Paris contre le couvre-feu discriminatoire imposé par le préfet de police Maurice Papon furent réprimés avec une violence inouïe. Jetés dans la Seine, battus à mort, ou disparus sans laisser de trace, ces hommes et femmes subissaient la brutalité d’un système colonial qui, à la veille de sa fin, révélait encore ses pires démons. Cette date, longtemps passée sous silence, est devenue, avec le temps, un symbole de la mémoire blessée entre la France et ses anciens sujets coloniaux.
Cette année, trente-trois mairies à travers la France ont choisi de marquer cet événement, non seulement en hommage aux victimes, mais aussi comme un devoir de mémoire envers leurs habitants issus de cette immigration, en particulier les descendants d'Algériens qui portent encore les stigmates de cette époque. Je me suis personnellement rendu à deux de ces cérémonies, et mon expérience a laissé en moi un sentiment mitigé.
Dans la première ville, j'ai été frappé par l’engagement des élus locaux et par la participation active des citoyens. La commémoration avait un air solennel, presque communautaire, où la population, tous âges et origines confondus, se joignait aux élus pour honorer ensemble la mémoire de cette tragédie. Les discours étaient emprunts de gravité et de reconnaissance, les enfants des écoles assistaient en silence, écoutant attentivement les récits du massacre, comme si ce moment appartenait à l’histoire collective de la ville.
La deuxième cérémonie, à l’inverse, avait un tout autre visage. Elle se déroulait à la hâte, comme un point à cocher sur l’agenda des élus. Quelques personnes, un ou deux élus de service, quelques couronnes déposées discrètement. Le ton, l’atmosphère, tout semblait indiquer qu’il s’agissait là d’une obligation, plutôt que d’un acte profondément ressenti. Les habitants n'étaient pas invités à prendre part, presque comme si cette histoire ne concernait que certains, et non la ville dans son ensemble.
Cette dissonance entre les deux expériences a éveillé en moi une réflexion plus profonde sur le malaise persistant en France autour de cette période. Pourquoi, après tant d’années, commémorer les événements du 17 octobre 1961 reste-t-il si inconfortable pour certains, alors qu'il est essentiel pour d'autres ? D'où vient cette réticence à assumer pleinement cette partie de notre histoire commune alors que l'Assemblée nationale a adopté, le jeudi 28 mars dernier, une résolution reconnaissant et condamnant le « massacre des Algériens du 17 octobre 1961 »? Cette interrogation m'a poussé à explorer plus avant les racines de ce malaise, et je m'efforce ici de partager avec vous les résultats de cette réflexion.
Aujourd'hui, en 2024, plus de soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, la France demeure piégée par les spectres de son passé colonial. L'ombre de l'« Algérie française » continue de planer sur la scène politique, sur les mémoires divisées, et surtout sur les tentatives de réconciliation avec l’Algérie. Cet héritage, complexe et douloureux, agit comme une force centrifuge, éloignant les deux nations malgré les efforts des uns et des autres pour se rapprocher. La fracture n’est pas seulement géographique ; elle est aussi morale, émotionnelle, et historique.
Ce blocage, perceptible à chaque commémoration, à chaque déclaration diplomatique, à chaque échange culturel, est enraciné dans une vision qui, longtemps, s’est refusée à mourir : celle d’une Algérie qui aurait pu rester française. Aujourd’hui encore, cette idée, pourtant obsolète dans les faits, persiste dans les discours politiques et dans les mémoires blessées. Elle est devenue une pierre d'achoppement entre deux sociétés qui ont partagé une histoire commune, mais qui peinent à en assumer pleinement les douleurs et les responsabilités.
Le gouvernement actuel, comme ceux qui l’ont précédé, se heurte à cette mémoire coloniale. Le Président Emmanuel Macron, en qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité » en 2017, avait espéré ouvrir une voie vers la reconnaissance des erreurs passées. Mais cette tentative, bien que louable, s’est heurtée à des résistances profondes au sein de la société française. Des fractions entières de la population, notamment les pieds-noirs et les harkis, ressentent encore la douleur de l’abandon, la déchirure de l'exil, la trahison de l’histoire. Ce ressentiment, ancré dans la mémoire de l’« Algérie française », nourrit une nostalgie qui entrave le processus de réconciliation. En Algérie, de leur côté, les blessures sont ouvertes par l'absence d'excuses formelles et par la lenteur avec laquelle la France reconnaît les violences commises durant la guerre d’indépendance.
Mais pour comprendre cet échec persistant à dépasser l'Algérie française, il faut revenir à sa genèse. Car ce concept, plus qu'une simple notion politique, est devenu un mythe identitaire qui transcende l'histoire coloniale pour pénétrer la psyché collective.
L'idée d'une Algérie française remonte à 1830, lorsque la France envahit l'Algérie sous couvert d'une mission civilisatrice. Rapidement, la conquête se transforme en une entreprise coloniale brutale, où le contrôle du territoire s’accompagne d'une domination culturelle, économique et politique. L’Algérie est déclarée partie intégrante de la République française en 1848, transformant ce territoire en un département français. Dès lors, la France nourrit l'illusion que l’Algérie peut être « francisée », que ce territoire, malgré son altérité manifeste, pourrait être modelé à l'image de la Métropole.
Cette illusion se heurte pourtant très tôt à une réalité tout autre. La majorité musulmane, privée de droits politiques et économiques, subit une discrimination systématique. Si, dans les années 1950, le discours de l’Algérie française se radicalise avec la montée des colons et des militaires, il reste fondamentalement une projection idéologique : celle d’une France impériale qui refuse de voir les limites de son pouvoir. Cette projection est brisée par la guerre d’indépendance (1954-1962), mais les traces de cette blessure coloniale demeurent profondément ancrées dans la conscience nationale.
Lorsque l'Algérie obtient son indépendance en 1962, la France ne fait pas seulement le deuil d’un territoire, mais aussi d'une partie de son identité. L'idée d'Algérie française ne s'effondre pas avec les Accords d’Évian ; elle s'enracine dans la douleur de ceux qui ont perdu un chez-soi, une terre d’origine, et se transforme en un souvenir blessant. Les pieds-noirs, les harkis, et leurs descendants portent ce fardeau dans leur mémoire collective, une mémoire marquée par la nostalgie d’une Algérie qui n’a jamais vraiment existé telle qu’ils l’imaginent.
Cette mémoire ne reste pas confinée à une simple nostalgie privée. Elle est reprise, exploitée et instrumentalisée par certains partis politiques, notamment le Front National dans les années 1970, qui fait de l'Algérie française un totem pour un discours nationaliste et xénophobe. La France, selon cette vision, aurait été affaiblie par la perte de l'Algérie et serait menacée par l’immigration maghrébine, vue comme une conséquence directe de la décolonisation. Le mythe de l'Algérie française devient alors un outil politique pour refuser l'intégration des immigrés et pour réactiver la peur de l’Autre.
Aujourd’hui, la France et l’Algérie tentent de tisser des liens diplomatiques, culturels et économiques. Mais chaque tentative de réconciliation se heurte à ces mémoires antagonistes. Les gestes symboliques, bien que significatifs, ne suffisent pas à panser les blessures ouvertes. En France, les divisions mémorielles sont encore trop profondes, trop sensibles. La reconnaissance des crimes coloniaux reste timide, parfois freinée par une partie de la société qui refuse de reconnaître pleinement les violences de l'époque coloniale, comme en témoigne l’échec d’une loi sur la reconnaissance des « aspects positifs » de la colonisation en 2005.
En Algérie, cette réticence française à faire face à son passé est perçue comme une marque d’arrogance postcoloniale, une incapacité à véritablement tourner la page. La réconciliation exige plus qu’un simple dialogue diplomatique ; elle nécessite une véritable catharsis mémorielle, où les deux nations acceptent de regarder en face les ombres de leur passé.
Le concept d'« Algérie française » n'est pas simplement un souvenir du passé, mais un enjeu contemporain qui continue d’entraver les relations entre la France et l’Algérie. Tant que cette idée, ce mythe colonial, ne sera pas pleinement déconstruit, toute tentative de réconciliation restera incomplète. C'est en comprenant la genèse de cette notion, en reconnaissant ses racines dans la colonisation et ses répercussions dans le présent, que nous pourrons espérer avancer vers une paix des mémoires véritable. Mais pour cela, il faudra un effort collectif, une volonté politique et, surtout, un courage moral de part et d'autre de la Méditerranée.
À Paris, le 21 octobre 2024
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
RETROUVEZ TOUS LES BILLETS DU RECTEUR SUR CETTE PAGE :
Comentários