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Le billet du Recteur (n°53) - À l’ombre d’Al-Azhar, une conversation essentielle avec Ahmed el-Tayeb



Il est des instants où les mots semblent peser plus lourd, où le silence entre deux phrases en dit autant que les discours bien rodés. Ma rencontre ce lundi 17 février 2025 avec le Grand Imam d’Al-Azhar, Ahmed el-Tayeb, fut de ceux-là. Ce n’était pas un entretien comme tant d’autres, une simple formalité entre responsables religieux. C’était une conversation à cœur ouvert, marquée par la gravité des temps et la nécessité de dire l’essentiel.


Nous nous sommes retrouvés dans le calme et l’indicible atmosphère de cette institution millénaire, où tant d’hommes ont puisé leur savoir et leur foi. Al-Azhar n’est pas seulement une université, c’est une mémoire vivante, un phare dans l’histoire intellectuelle de l’islam. Assis face à moi, le Grand Imam m’a accueilli avec cette sérénité que donnent les années et l’expérience, une présence apaisante, mais jamais indifférente. Il savait. Il savait ce qui se joue en France, en Europe. Il savait combien les musulmans y sont scrutés, jugés, parfois trahis par des discours qui les enferment dans une caricature insidieuse.


Le poids des regards et l’urgence de l’action


Je n’avais pas besoin de lui expliquer longuement ce que vivent de nombreux croyants musulmans dans nos sociétés occidentales. Il le voyait déjà dans mes mots, dans le timbre de ma voix. L’ambiance délétère, la suspicion rampante, cette image distordue de l’islam que certains s’acharnent à propager. Cela ne le surprenait pas, mais il s’en affligeait.


Nous avons parlé de la Charte de Paris, ce projet auquel je tiens tant, qui représentera le condensé des propositions du « Groupe de réflexion sur l’adaptation du discours musulman » que j’ai lancé il y a deux ans, avec la participation d’Al-Azhar.


Il a parcouru le texte avec une attention particulière, s’attardant sur certains passages, posant des questions précises. Il ne s’agissait pas d’un texte de plus, mais d’un engagement à inscrire noir sur blanc une vision de l’islam ancrée dans la citoyenneté, le dialogue et l’intelligence collective. Ce n’était pas une simple déclaration de principes, mais une réponse, un jalon posé dans le tumulte de notre époque.


Il a hoché la tête. « C’est nécessaire ». Puis il a ajouté : « mais ce n’est pas suffisant ».

 

Former pour durer


Il m’a alors parlé des imams. « Nous devons leur donner les armes intellectuelles et spirituelles pour qu’ils tiennent bon face aux pressions, qu’elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur ». Ce n’était pas un constat amer, mais une urgence à ses yeux. Un imam n’est pas seulement un guide spirituel, c’est un veilleur, un éclaireur sur le chemin des croyants. Si nous ne leur offrons pas les outils pour comprendre le monde qui les entoure, si nous ne leur donnons pas cette double capacité d’être enracinés dans la tradition tout en étant ouverts sur leur temps, alors nous livrons notre jeunesse à ceux qui savent manipuler la frustration et la colère.


J’ai senti chez lui une vraie disponibilité pour accompagner cette démarche. Al-Azhar veut être un allié, un repère dans un monde où tout vacille.

 

Déconstruire les peurs, combattre les extrêmes


Quand nous avons abordé la question de la lutte contre l’extrémisme, son regard s’est assombri. Non pas d’un pessimisme résigné, mais d’une tristesse consciente. « L’extrémisme ne pousse pas dans le vide. Il se nourrit du rejet, de l’humiliation, du sentiment de ne pas avoir sa place ».


Il m’a parlé des jeunes qu’il avait vus sombrer dans des idéologies dévoyées, non pas parce qu’ils cherchaient Dieu, mais parce qu’ils avaient besoin d’exister dans un monde qui leur semblait fermé. Il m’a dit aussi son inquiétude face à l’autre extrémisme, plus silencieux mais tout aussi dangereux : celui qui, en Europe, fait du musulman un éternel suspect.


« On ne combat pas une injustice en en créant une autre ». Ces mots sont restés en moi comme une évidence. Nous ne gagnerons pas la bataille contre la radicalité en construisant une société de méfiance. Il faut être ferme, oui, mais juste. Or, aujourd’hui, la justice peine à se frayer un chemin dans les esprits empoisonnés par la peur.

 

Là où tout commence


Puis, soudain, il s’est adouci. Il a levé les yeux vers moi et a dit presque comme une confidence : « Les premiers versets du Coran ne parlent pas de prière ou de jeûne. Ils parlent de la défense de l’orphelin, du faible, du vulnérable. » Le pape François, avec qui il a signé le Document pour la fraternité humaine en 2019, en a aussi fait son leitmotiv.


Ces mots ont résonné longtemps après notre rencontre. Ce rappel essentiel que la foi ne se résume pas à des interdits ou des obligations, mais commence par un élan vers l’autre, pour aller vers le Créateur.


Nous avons quitté la pièce après un long moment de silence. Il n’y avait pas besoin de plus. Dans cet échange, tout avait été dit. L’important n’est pas seulement de parler, mais d’agir, de continuer à tisser ces liens invisibles qui empêchent le monde de se déchirer.


Et alors que je quittais Al-Azhar, un sentiment profond m’habitait : la certitude qu’il reste tant à faire, mais que nous ne sommes pas seuls à porter ce fardeau.



À Paris, le 18 février 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris



 



 

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