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Le billet du Recteur (n°63) - François, notre frère en humanité



Le matin est clair, la lumière pure. Et pourtant, l’air lui-même semble porter le deuil. Invité par le président de la République, Monsieur Emmanuel Macron, j’ai eu l’insigne honneur de participer aux obsèques du pape François, ce frère en humanité, ce géant spirituel que le monde pleure aujourd'hui.


C’est avec une émotion indicible que je foule la place Saint-Pierre, noyée sous une mer de visages venus de toute la planète. Plus de 400 000 fidèles se sont massés pour rendre hommage à cet homme dont la seule arme fut l'amour du prochain, du pauvre, du sans grade. Autour de moi, rois, présidents, princes et chefs religieux – et aussi, serrés contre les barrières, les humbles, les sans-voix, ses véritables enfants spirituels.


Sur le parvis, sous les lourdes cloches de la basilique qui sonnent leur glas, repose un cercueil simple, sans ornements superflus, portant une unique inscription : Franciscus. Ce dépouillement dit tout de l'homme qu'était François : un cœur ouvert aux souffrances du monde, un berger pour les âmes perdues.


Aux côtés d'autres représentants musulmans – des délégués d'Al-Azhar, des dignitaires du monde entier –, je ressens un profond sentiment de fraternité. Oui, c'est aussi notre frère que nous pleurons. C’est lui qui, en février dernier encore, malgré la fatigue et la maladie, m’avait accueilli à la résidence Sainte-Marthe avec cette chaleur, ce regard qui vous lit jusqu’à l'âme. C’est lui qui, après avoir écouté notre proposition de rencontres annuelles islamo-chrétiennes à Paris, l'avait embrassée avec enthousiasme et confiée précieusement à ses collaborateurs. Ce jour-là, lorsqu’en lui offrant une traduction du Coran, je le vis poser plusieurs baisers respectueux sur le Livre sacré de l’islam, je ne pus retenir mes larmes. Car cet homme comprenait. Mieux que quiconque, il incarnait la fraternité vraie, sans artifice ni calcul.


La messe débute, solennelle, portée par le chœur de la Chapelle Sixtine. Le cardinal Giovanni Battista Re, dans une homélie vibrante, décrit François comme un pape « proche des gens, avec un cœur ouvert à tous », rappelant son incessant combat pour la paix, son amour pour les réfugiés et les pauvres, son appel à la raison et au dialogue entre les peuples.


Quand le cercueil s'élève lentement, porté vers Sainte-Marie-Majeure, je revois le chemin que François arpentait souvent, pour aller confier ses fardeaux à la Vierge du Salus Populi Romani. Tout au long du parcours, les habitants de Rome saluent leur évêque, leur père, certains en pleurs, d'autres en silence, mais tous habités d'un même amour.


À l’arrivée devant la basilique, ce sont les « derniers » — migrants, sans-abri, oubliés — qui l'attendent, les bras tendus de fleurs blanches. Là, dans un instant d'une beauté bouleversante, des enfants déposent leurs roses aux pieds de l'autel. François avait voulu que ce soient eux qui lui rendent son dernier hommage : non les puissants, mais ceux pour qui il avait consacré sa vie.


Le rite du dernier adieu se déroule dans la pudeur et la foi. Le cercueil est scellé, puis déposé dans la tombe, aspergé d’eau bénite. Le notaire proclame l’acte d'inhumation, pendant que les chants montent sous les voûtes millénaires.


En ce jour d’adieu, je me sens porté par un étrange mélange de peine et d'espérance.


Peine immense de perdre un guide, un compagnon de combat pour la dignité humaine. Mais espérance, aussi, car son héritage nous reste : son encyclique Fratelli tutti, sa main tendue vers les musulmans, son rêve d’une fraternité universelle. Avec lui, l'Église catholique avait réinvesti pleinement l'amour du prochain, cet amour qui est au fondement même de notre foi commune.


Aujourd'hui, au cœur de Rome, je rends grâce à Dieu d’avoir placé sur notre route un homme aussi lumineux.


Et je fais ce vœu solennel : continuer son œuvre. Témoigner, inlassablement, que chrétiens et musulmans, croyants de toutes confessions, peuvent — doivent — marcher ensemble, côte à côte, pour bâtir un monde meilleur.


Après la disparition du pape François, l’Église catholique se trouve devant un abîme et une promesse. Plus qu’un pontificat qui s’achève, c’est une ère de fraternité, de tendresse envers les faibles, d’audace spirituelle qui tire sa révérence. Dans cet instant suspendu, alors que bruisse déjà le débat sur son successeur, je veux, en tant que musulman et comme témoin de notre temps, dire combien l’esprit de François doit continuer à irriguer le cœur du catholicisme, et au-delà, la conscience universelle.


Samedi, au cours du déjeuner offert par le Président de la République en l’honneur des cardinaux français qui allaient entrer incessamment en Conclave, son Éminence le cardinal Aveline a tenu à remercier les musulmans pour les condoléances exprimées. À Marseille, plusieurs imams s’étaient rendus jusqu’au diocèse pour témoigner de leur affection et de leur reconnaissance. Ces gestes simples, mais si profondément sincères, prolongent l'élan que François avait su inspirer entre nos communautés.


Car François n'était pas seulement le souverain pontife d'une Église ; il fut le frère de tous les hommes. Son Évangile n'était pas celui des frontières mais des ponts, pas celui de l'identité repliée mais de la fraternité conquérante. À l'heure où, dans tant de lieux, montent les appels au retour d'une foi craintive, méfiante, barricadée, son testament moral résonne comme un appel à ne pas renier ce que l'humanité porte de meilleur en elle : l'accueil de l'autre, la douceur envers les plus faibles, le dialogue plutôt que l'affrontement.


Pour nous, musulmans, le geste de François rappelait que la foi véritable ne se replie pas sur elle-même, qu'elle s'élance, qu'elle embrasse. Lorsque, quelques mois avant sa mort, il prit dans ses mains un exemplaire du Coran que je lui offrais et qu’il embrassa avec respect, ce n’était pas un geste de courtoisie. C’était une déclaration silencieuse, mais infiniment forte : reconnaître en l'autre la présence d'un frère, d'une âme appelée au même amour.


Aujourd’hui, tandis que certains rêvent d’un retour aux forteresses du passé, je forme ce vœu ardent : que le Conclave choisisse non pas un gardien frileux de la lettre, mais un héritier audacieux de l'esprit. Car le monde de demain, écartelé entre replis identitaires et soif de communion, a besoin d’une Église qui tende la main à tous les hommes et non à quelques élus.


L’Église de François est encore jeune, fragile comme une braise sous la cendre. Il faudra des mains patientes et courageuses pour la ranimer, pour qu'elle continue à dire, à proclamer, à incarner : « Nous sommes, avant tout, tous frères ».



À Paris, le 28 avril 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris







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