Le billet du Recteur (n°64) - « Ce que ce cercueil nous dit de la République »
- Guillaume Sauloup
- il y a 2 heures
- 4 min de lecture

Hier matin, dans la cour silencieuse de la Grande Mosquée de Paris, nous avons levé le corps d’un homme assassiné pour ce qu’il était, pour ce qu’il croyait, pour l’endroit où il priait. Nous nous sommes rassemblés ici, non pour apaiser la douleur – car la douleur, quand elle est juste, ne se dissipe pas –, mais pour lui donner un nom, une voix, un destin.
L’air était grave. Chaque regard portait le poids de l’incompréhension. Chaque silence, celui d’une dignité blessée. Dans cette enceinte sacrée, au pied du minaret, ce n’était pas une foule bruyante qui se tenait, mais une nation inquiète, en quête de vérité. Le cercueil d’Aboubakar, drapé de blanc, était au centre – symbole de paix profanée.
Autour de lui, des représentants religieux de toutes confessions sont venus dire leur solidarité. Des frères juifs, chrétiens, bouddhistes et orthodoxes ont partagé l’émotion, dans une fraternité vraie, sans emphase ni calcul. Des préfets, sénateurs, députés et responsables publics ont également honoré la mémoire du jeune homme. Le Président de SOS Racisme était parmi nous comme pour rappeler la cause de l’assassinat. Nous avons salué leur présence, sans pour autant oublier les absents ni taire les défaillances.
Car ce qui a été dit hier avec force, c’est aussi ce que tant refusent encore de regarder en face. Un attentat islamophobe a eu lieu. Un acte de terreur, nourri de haine, prémédité, filmé, revendiqué dans le mépris absolu de la vie et de la foi musulmane. Et pourtant, malgré l’évidence, malgré l’horreur, les plus hautes instances républicaines – les présidences de l’Assemblée nationale et du Sénat – ont refusé d’observer une simple minute de silence. Un geste pourtant élémentaire de reconnaissance. Ce refus est une offense. Non seulement à Aboubakar, mais à tous ceux qui se sont reconnus en lui.
Pire encore, pendant que la mosquée pleurait, pendant que la République s’interrogeait sur ce que sa promesse était devenue, certains continuaient à semer le poison. Éric Zemmour, dans une déclaration aussi infâme que révélatrice, a osé affirmer que si Aboubakar Cissé avait été expulsé, il serait encore vivant. Et ces mots – qui sont de violents coups bas – ont été prononcés sur une chaîne de télévision sans qu’aucune autorité politique, ni aucun organe de régulation ne se lève pour dire : « Assez. » Pas de sanction, pas de suspension, pas de rappel à l’ordre. Juste le silence – encore.
Ce silence-là, nous ne l’accepterons plus. Car nous savons que la parole publique façonne les gestes, que les mots tuent, que l’impunité engendre l’impunité. Et nous refusons d’assister, une fois encore, à la répétition du même cycle d’émotion stérile, suivi d’un oubli institutionnalisé.
Mais l’État pour une fois doit regarder dans notre direction. Puisque la parole n’a pas été prononcée à l’heure du deuil, qu’elle le soit à l’heure de la justice. Car les musulmans de France ne sont pas seulement une communauté endeuillée. Ils sont une force de proposition. Une force lucide, ancrée, déterminée à ne plus laisser les choses se faire sans elle.
Voici les chantiers qu’il faut ouvrir – sans délai, sans faux-fuyants.
Il faut d’abord repolitiser le débat sur l’islamophobie, qui a été trop souvent relégué à une querelle culturelle ou sémantique. L’islamophobie n’est pas une simple intolérance, elle est l’héritière d’un racisme structurel profondément ancré, un racisme qui vise les corps, les visages, les prénoms, les quartiers. Un racisme qui plonge ses racines dans notre passé colonial refoulé. Il est temps que l’État reconnaisse officiellement le caractère systémique de l’islamophobie en France. Une commission nationale indépendante, dotée de réels moyens, doit être chargée de documenter les discriminations islamophobes dans les services publics, l’école, la police, le logement ou l’emploi. Et il est impératif de mettre fin aux pratiques administratives qui consistent à dissoudre arbitrairement des associations musulmanes sans débat démocratique digne de ce nom.
Mais ce combat pour la justice ne se gagnera pas sans un travail de fond sur la mémoire et sur le savoir. Car l’ignorance est le terreau de toutes les peurs. On ne pourra éradiquer l’islamophobie tant que l’histoire coloniale de la France, tant que la présence historique de l’islam sur ce sol, tant que les luttes antiracistes menées par des générations de citoyens seront passées sous silence. Il faut inscrire ces dimensions dans les programmes scolaires, en histoire, en philosophie, en sciences sociales. Il faut financer une chaire universitaire publique sur l’islamophobie et le racisme postcolonial, afin que la recherche éclaire enfin le débat public. Et il faut encourager les médias qui s’engagent contre les préjugés, en leur attribuant un label public assorti d’un soutien financier.
Ce travail de reconnaissance doit aussi passer par le droit. Aujourd’hui encore, la République peine à nommer l’islamophobie dans son propre corpus juridique. Or, ce que le droit ne nomme pas, il ne protège pas. Il est temps d’intégrer l’islamophobie dans le Code pénal comme circonstance aggravante autonome, à l’image de l’antisémitisme. Il faut aussi revoir en profondeur la composition et la mission du Conseil des sages de la laïcité, pour qu’il ne soit plus un outil de suspicion, mais un rempart contre les usages discriminatoires de ce principe républicain.
Au-delà des textes, c’est un imaginaire républicain nouveau qu’il faut construire. L’universalisme abstrait, dès lors qu’il nie les appartenances vécues, produit de l’exclusion. Il est temps que l’État assume une République réellement plurielle. À cette fin, je propose la mise en œuvre d’un Plan national “République plurielle”, inspiré des expériences canadiennes ou allemandes. Ce plan devra valoriser les expressions culturelles, religieuses et artistiques issues des minorités, non comme des concessions mais comme des richesses constitutives de notre tissu national. Et cela suppose aussi de faire confiance aux acteurs musulmans de la société civile : de soutenir leurs projets, leurs initiatives, leurs voix, sans tenter de les contrôler dès lors qu’ils respectent les lois de la République.
Enfin, il y a une chose que nul décret ne remplacera jamais : la parole politique forte. Nous avons besoin d’un discours solennel sur l’islamophobie qui dise, sans ambiguïté : « L’islamophobie n’est pas une opinion. C’est une discrimination. L’islam n’est pas l’ennemi de la République. Les Français musulmans sont la République. »
Hier, nous avons levé un cercueil. Ce matin, nous levons la voix.
Et demain, nous relèverons ce pays – à condition que la République cesse de détourner les yeux.
Qu’Aboubakar Cissé repose en paix.
Et que la France, enfin, ouvre les yeux.
À Paris, le 3 mai 2025
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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