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Le billet du Recteur (n°67) - J’accuse… la République de livrer ses enfants à la suspicion

Dernière mise à jour : il y a 6 heures



Il est des moments de l’Histoire où la raison chancelle, où la République, pourtant érigée sur les fondations de la justice et de la lucidité, cède aux facilités de l’obsession. Le rapport récemment publié sur les Frères musulmans, émanation glaçante des cercles gouvernementaux, en est l’une de ces preuves sinistres. Il ne vise pas à informer, mais à désigner. Il ne cherche pas à comprendre, mais à isoler. Et dans cette mécanique inquisitoriale, c’est l’âme même de notre pacte républicain que l’on assassine.


Sous les habits feutrés d’un document administratif, c’est une rhétorique d’exception qui se déploie. Derrière la prétention à la rigueur, c’est un climat délétère que l’on entretient : celui de la peur, du soupçon, de la stigmatisation. On y traque non pas des actes, mais des intentions ; non pas des délits, mais des appartenances supposées ; non pas des projets criminels, mais des présences trop visibles, trop pieuses, trop musulmanes.


Quatre cents. C’est le chiffre qu’on brandit : quatre cents individus présentés comme « cercle restreint » d’influence. Et parce qu’ils existeraient, on en vient à jeter la suspicion sur des millions. Voilà la République réduite à la proportion infâme : de l’infime, on tisse une menace globale. De l’anecdotique, on fabrique du systémique. Et de la diversité des parcours, des pratiques, des histoires musulmanes de France, on tire une fresque uniforme et menaçante, où tout croyant devient suspect, où toute mosquée devient bastion, où tout imam devient porte-voix d’un péril obscur.


Mais je le dis avec solennité : ce rapport n’est pas un outil de sécurité. C’est une arme rhétorique, maniée contre une partie du peuple français, celle-là même que l’on voudrait faire taire derrière un rideau de mots techniques et de tableaux flous.


Je pose ici une question, essentielle et tragique : pourquoi maintenant ? Pourquoi, dans une période où la douleur de nos concitoyens musulmans est encore vive, publie-t-on ce réquisitoire ? Pourquoi, quelques semaines à peine après l’assassinat du fidèle Aboubakar Cissé, tué en pleine prière dans une mosquée de France, oppose-t-on le silence au chagrin, et le soupçon au deuil ? Les Français musulmans, bouleversés, attendaient un sursaut républicain, une reconnaissance, un mot de compassion. Ce fut un rapport. Ce fut un doigt pointé, une parole blessante, une défiance institutionnalisée.


Mais faut-il rappeler à la République ses propres enfants ? Faut-il, dans cette atmosphère d’accusation rampante, égrener les noms de celles et ceux qui ont porté haut l’honneur de la France, sans jamais renier leur foi ni leur appartenance ? Yasmine Belkaïd, aujourd’hui à la tête de l’Institut Pasteur, qui sauve des vies dans le silence des laboratoires. Assia Djebar, immortelle de l’Académie, qui a offert à la langue française les échos de l’Algérie libre. Mourad Boudjellal, entrepreneur audacieux. Rachid Yazami, pionnier des batteries au lithium. Khaled Bouabdallah, universitaire infatigable. Et tant d’autres, dans les hôpitaux, les écoles, les associations, les mairies.


Ce sont eux que vous regardez aujourd’hui avec suspicion ? Ce sont eux que vous engluez dans l’épithète de « fréristes » ? Ce sont eux que vous souhaitez invisibiliser ?


Non, mille fois non. La Grande Mosquée de Paris, institution née de l’alliance entre la République et ses soldats musulmans tombés pour elle, ne saurait se taire devant ce qui est, ni plus ni moins, qu’une trahison morale. Car enfin, ce ne sont pas les Frères musulmans que ce texte vise — ce sont les musulmans de France, dans leur entièreté, dans leur diversité, dans leur dignité.


La République, disait-on, ne fait pas de différence entre ses enfants. Mais voici qu’elle les classe, les trie, les interroge. Voici qu’elle regarde dans les cœurs ce qu’elle ne trouve pas dans les actes. Voici qu’elle oppose aux libertés de conscience un arsenal de soupçons.


Oui, un sentiment communautaire existe, il grandit, il se densifie, et il serait mensonge que de le nier. Mais il n’est point ce que l’on croit dans les salons du pouvoir. Il n’est ni projet, ni doctrine, ni stratégie souterraine d’islamisation. Il est, bien plus prosaïquement, un instinct de survie. Ce communautarisme tant redouté par ceux qui, de tribunes en plateaux, parlent des musulmans sans jamais les entendre, n’est que la résultante d’une longue chaîne de blessures. Il est soudé par l’injustice, forgé dans le feu de la stigmatisation, cimenté par les décennies d’humiliation feutrée.


Car depuis des années, le mot « arabe » — trop frontal, trop chargé, trop ouvertement raciste — a été peu à peu remplacé par le mot « musulman », plus commode, plus passe-partout, plus acceptable dans le débat public. Mais qu’on les appelle « Arabes », « musulmans » ou « issus de l’immigration », c’est toujours le même enfant qu’on vise : celui des banlieues reléguées, celui des prénoms écorchés, celui qu’on regarde de biais quand il entre dans une rame, celui qu’on invite à s’intégrer sans jamais lui tendre la main. Et c’est la République elle-même, en détournant les yeux devant cette violence ordinaire, en laissant s’installer une cruauté médiatique continue, qui a creusé le lit de cette identité retranchée.


Alors, face à ce rejet, ces jeunes hommes et femmes ont cherché un abri, un lien, une fraternité de secours. Mais où chercher du commun, quand les origines elles-mêmes divisent ? L’un est algérien, l’autre marocain, un troisième sénégalais ou comorien. Ils ne partagent ni l’histoire, ni la langue, ni les souvenirs — et pourtant, dans l’imaginaire national, ils sont fondus en un seul corps d’altérité. Et dans cette confusion qu’on leur impose, dans cette uniformité qu’on projette sur eux, ils trouvent un seul dénominateur commun : l’islam.


Ce n’est pas l’islam politique qu’ils embrassent, ni l’islam militant, ni l’islam conquérant que dépeignent les rapports officiels. Non, c’est un islam culturel, un islam du cœur, un islam d’enfance, fait de gestes transmis, de fêtes partagées, de récits de mères, d’odeurs de couscous le vendredi, de pudeur face à la mort, de mots récités dans la langue du père. C’est cet islam-là, doux et blessé, qui devient le refuge ultime de ceux que la République n’a pas su aimer. Ils s’y accrochent, non pour s’enfermer, mais pour se relever. Ils y puisent la dignité qu’on leur refuse ailleurs.


Alors oui, ce sentiment existe. Il existe dans les cœurs meurtris. Mais le diagnostic posé par l’État est faux. Il confond la cicatrice avec la maladie. Et le remède qu’on nous propose — surveillance, contrôle, suspicion — est plus mortel encore que le mal supposé. Il n’éteindra pas l’incendie : il soufflera dessus.


Nous connaissons le prix de la paix. Nous savons qu’il faut, pour la préserver, lutter contre toutes les formes de fanatisme. Mais on ne combat pas l’obscurantisme en généralisant la peur. On ne protège pas la République en y introduisant le poison de la suspicion collective. Et l’on ne construit aucun avenir sur le mépris.


Ce rapport ne fera pas reculer l’extrémisme : il nourrira les fractures. Il n’éteindra pas les passions : il les attisera. Et il ne fortifiera pas la République : il l’avilira.


J’accuse ce rapport d’être une œuvre de désunion. J’accuse ses auteurs d’avoir substitué à la rigueur l’idéologie, à la prudence le soupçon, à la justice l’injustice. J’accuse ceux qui s’en servent de préférer la peur à la paix. Et j’appelle tous les républicains, musulmans ou non, à refuser cette pente funeste.


L’islam de France n’est pas un danger. Il est une richesse. Il n’est pas un repli : il est un visage de la France. Et si la République veut survivre, elle devra, à nouveau, ouvrir les bras à tous ses enfants.



À Paris, le 26 mai 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris






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