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Focus sur une actualité (n°64) - Ghaza, territoire colonisé et rentable : le journal de Rami Abou Jamous

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Le Journal de bord de Ghaza de Rami Abou Jamous, publié par Orient XXI et couronné par le Prix Bayeux des correspondants de guerre, n’est pas une chronique ordinaire. C’est un cri lucide et implacable, une plongée dans la mécanique invisible, mais cyniquement huilée, d’une occupation qui rapporte. À travers la plume de ce journaliste ghazaoui, réfugié successivement à Rafah, Deir El-Balah, puis Nusseirat, c’est toute l’anatomie d’une économie coloniale contemporaine qui se dévoile, brutale, méthodique, lucrative.


Une colonisation à but lucratif


« Tout ce qui se passe à Ghaza et en Cisjordanie, c’est du business » : cette phrase, répétée comme un leitmotiv, résume l’indécente logique de profit qui accompagne la destruction. Loin d’un conflit aux ressorts strictement sécuritaires ou idéologiques, le journal met en lumière une réalité plus crue : l’occupation israélienne est aussi, et peut-être surtout, une entreprise commerciale. À Ghaza comme en Cisjordanie, la ruine est une rente. Chaque maison rasée rapporte environ 1 300 euros à des entreprises israéliennes missionnées par l’armée. À Rafah, les quartiers aplatis deviennent des plateformes pour distribuer une « aide humanitaire » sous contrôle militaire. C’est le capitalisme de la guerre dans sa version la plus achevée : plus on rase, plus on gagne.


Les bulldozers ne se contentent pas de broyer les murs : ils préparent déjà le terrain d’un futur post-catastrophique, où le recyclage des gravats alimentera le béton des colonies. Même les déchets ont une valeur, à condition qu’ils soient palestiniens.


Exploiter jusqu’à la source


Mais le profit ne se limite pas à la reconstruction ou aux marchés publics. Il touche aux ressources vitales : l’eau et la pierre. En Cisjordanie, les nappes phréatiques appartiennent à la terre palestinienne, mais leur exploitation est monopolisée par Israël. L’eau est pompée, distribuée gratuitement aux colonies, puis revendue à l’Autorité palestinienne. Quant à la fameuse pierre blonde de Jérusalem, elle est extraite de carrières souvent situées sur des terres privées palestiniennes, confisquées sans recours.


Et que dire de la main-d’œuvre ? Les ouvriers palestiniens construisent les murs de leurs propres geôles. Mal payés, sans droits, sans protection sociale, ils bâtissent les colonies sur les ruines de leur propre société. Ils n’ont guère le choix. Travailler pour l’occupant, ou sombrer dans la misère.


Un système validé, exporté, monétisé


Le plus glaçant, c’est que ce système est légal, ou du moins légitimé par les accords économiques dits « de Paris », volet méconnu des Accords d’Oslo. Depuis 1994, chaque produit entrant à Ghaza ou en Cisjordanie transite par Israël, qui perçoit des taxes qu’il choisit de reverser, ou non, à l’Autorité palestinienne. Le contrôle est total. Même l'importation directe est entravée, créant une dépendance économique structurelle vis-à-vis de l’occupant.


Ce modèle n’est pas qu’une mécanique intérieure. Il s’exporte. Les armes testées sur les civils de Ghaza deviennent des vitrines technologiques. Les salons d’armement en font des objets d’excellence, « testés en conditions réelles ». On n’imagine pas plus cynique label de performance. Ghaza, ce n’est pas seulement un champ de ruines : c’est un laboratoire de guerre, une foire internationale de la mort efficace.


Le marché de la destruction


C’est là toute la perversité de cette guerre : elle est économiquement rentable pour Israël, financée par ses alliés occidentaux, et recyclée comme vitrine industrielle. Tandis que l’Union européenne subventionne la reconstruction, en achetant matériaux et services israéliens, les États-Unis financent les bombes qui détruisent les infrastructures. C’est un double cycle infernal. Israël vend la destruction, et vend la reconstruction. Un monopole sur les ruines.


Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la coalition au pouvoir ait refusé de désigner Ghaza comme une « zone hostile au commerce ». L’admettre, ce serait renoncer à la rente. Or, Ghaza rapporte, et elle rapportera encore plus si les plans d’annexion se concrétisent.


Une économie de l’inhumain


À travers ses pages, Rami Abou Jamous offre bien plus qu’un témoignage : il lève le voile sur la banalisation d’une barbarie économique. Une violence rationnelle, systémique, couverte par le silence diplomatique et l’aveuglement médiatique. Une forme de néocolonialisme qui ne dit pas son nom, mais dont chaque rouage est huilé par la souffrance palestinienne.


Le journal de bord devient alors un acte de résistance, une comptabilité morale face à la comptabilité comptable, un texte qui hurle là où le monde ne fait que comptabiliser des bilans. Rami n’est pas qu’un survivant : il est le scribe d’un monde à contre-courant, celui où le mal se mesure en devises, et où le droit à vivre devient une variable économique.


*Article paru dans le n°73 de notre magazine Iqra.



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