Le billet du Recteur (n°69) - Ceux qu’on efface – ou la science mutilée
- Guillaume Sauloup
- il y a 3 jours
- 4 min de lecture

Par-delà les équations et les brevets, il y a des noms passés sous silence. C’est juin. Le pays tout entier respire au rythme des stylos fébriles, des copies blanches prêtes à se couvrir d’avenir. C’est l’heure du bac, rite républicain, seuil solennel entre l’adolescence et le monde des responsabilités — non pas seulement celles de la vie privée, mais aussi celles, plus hautes, qui engagent l’esprit au service du bien commun.
Ils sont des centaines de milliers, filles et fils de France, de toutes confessions, de toutes origines, enfants d’ici et d’ailleurs, unis dans le silence des salles d’examen, les yeux plongés dans les mêmes sujets, porteurs de cette promesse douce et exigeante qu’un jour peut-être, ils contribueront à élever la France, non seulement vers la prospérité, mais vers ce concert des nations scientifiques où se jouent la dignité humaine, l’invention de demain et la grandeur sans domination.
Telle est mon espérance pour eux. Pour elles.
Mais à l’extérieur, l’air est lourd. Lourd de vociférations stériles, de débats sans noblesse, d’invectives contre des foulards, contre des noms, contre des peaux. Il y a dans cette atmosphère une fatigue de l’âme française, une crispation sur l’identité qui tourne le dos à l’universel.
Alors peut-être faut-il, oui, en ce moment même, dire ce qu’on ne dit pas assez. Rappeler ce qui fut tissé par ceux qu’on a tenus dans l’ombre. Redonner leurs places aux savants à peau sombre, aux inventrices venues d’autres rives, aux génies dont l’accent portait les couleurs du monde. Dire qu’eux aussi ont rêvé pour la République. Et que sans eux, la science est incomplète.
Oui, c’est le moment de parler de ceux qu’on n’a pas enseignés.
Sans qu’il soit besoin de convoquer Cordoue la savante ou Tombouctou l’étoilée, il suffit de jeter un regard sur les deux derniers siècles pour voir leurs noms surgir – éclatants, mais tenus loin des vitrines officielles.
Car il est une géométrie de l’effacement, tracée non à la craie mais au silex, dans le granit dur des manuels scolaires. Une science récitée comme une prière blanche, où l’on fait croire aux enfants que seuls Newton, Edison, Pasteur et Einstein ont façonné le monde moderne.
Mais où donc est passée la mémoire des autres ?
Qui a volé la foudre de Granville Woods ? Qui a noyé le souvenir de Judy W. Reed, première femme afro-américaine détentrice d’un brevet d’invention, en 1884, dans les vapeurs des salons empesés d’Europe ? Pourquoi, dans les temples froids de la science, les visages noirs et bruns sont-ils tenus hors du champ des louanges ?
Car ils ont été là. Oui, là, dans les entrailles brûlantes du possible.
Ils ont été là, et ce n’était pas un mirage.
Ils ont créé, transformé, révélé : John Stanard, dans l’Amérique ségrégationniste, inventait le froid pour nourrir les foyers. Gladys West, mathématicienne invisible, dressait les contours secrets de la planète pour qu’un jour vos GPS vous ramènent chez vous.
Ahmed Zewail parlait à la molécule comme d’autres parlent au vent, et le temps s’est plié sous ses doigts. Rachid Yazami offrait au monde l’énergie des batteries modernes, et le monde l’a pris – sans dire merci.
Mais dans les livres, rien. Ou presque. Juste une note de bas de page, un murmure au fond de l’oubli. Ce n’est pas l’ignorance, c’est l’effacement méthodique. Ce n’est pas l’oubli, c’est le sabotage de la mémoire.
Les noms noirs, les noms arabes, les noms de sable, de forêt, de souk et de savane…
On les relègue aux marges. Et c’est là que la République des Lumières commet un crime contre la vérité. Car la science, sans eux, est une science borgne. Car la science, sans elles, est une moitié d’univers.
Je vous parle d’un monde où Marie Van Brittan Brown, inventrice du système de sécurité domestique, n’a même pas droit à une ligne dans vos livres de technologie, d’un monde où Cheikh Anta Diop se voit encore contesté pour avoir voulu redonner à l’Afrique le droit de parler d’elle-même, avec rigueur, avec datation au carbone 14, avec preuves et poésie, d’un monde où Mohamed Atalla est l’un des pères du transistor moderne – mais son nom ne figure pas dans les panthéons numériques.
Je vous parle d’un monde qui ment.
Et ce mensonge n’est pas un hasard, il a pour nom : colonialisme savant.
Il a pour méthode : l’édredon de l’indifférence.
Il a pour dessein : maintenir l’Autre en état de dette culturelle.
Mais le temps vient où ces noms ressurgissent. Ils ne demandent pas de médaille, ils demandent justice, ils n’attendent pas l’applaudissement. Ils exigent la vérité. Car si la science est universelle, son histoire doit l’être aussi. Et si l’on doit honorer Galilée, alors l’on doit citer Ali Javan, Hayat Sindi, Walter Hawkins, Patricia Bath, Philip Emeagwali, et tant d’autres. Non pas pour colorer un peu les marges. Mais pour rendre à la science ce qu’elle est : un chant choral. Un chant où les voix noires, arabes, oubliées, ne sont pas des échos, mais des sources.
Effacer un nom, c’est retarder un enfant.
Effacer une femme, c’est mutiler l’avenir.
Effacer un peuple de l’histoire des sciences, c’est fabriquer une ignorance politique.
Il est temps de crier leurs noms.
Pas dans les marges.
Mais au cœur du récit.
À Paris, le 10 juin 2025
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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