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Le billet du Recteur (n°71) - L’Europe, la paix et l’impensé du monde


Par-delà les dogmes, les empires et les certitudes figées, il résiste un lieu où la raison critique peut encore fleurir : ce lieu, jadis marginalisé par ses propres tragédies, s’appelle l’Europe. Et je m’inquiète pour elle, comme pour l’humanité tout entière.


Europe. Voilà un mot qui, dans mon for intérieur, résonne à la fois comme promesse et comme énigme.


Promesse, parce qu’elle est la seule construction politique née non pas de la conquête mais du souvenir traumatique de la guerre.


Enigme, parce qu’elle hésite encore à se penser en tant qu’actrice morale du monde, et non en simple gestionnaire d’équilibres précaires.


Le philosophe, celui qui ne cède ni à la précipitation de l’opinion ni à la rhétorique paresseuse des puissants, doit interroger : que fait l’Europe à l’heure où le monde se consume ? À Gaza, en Ukraine, en Iran, au Soudan, au Yémen, en Birmanie, aux confins de tant de douleurs rendues invisibles, quel est le rôle de cette Union qui prétend incarner la paix, la solidarité, l’universel ? N’a-t-elle que des indignations diplomatiques à offrir à l’Histoire ?


Je ne fais pas ici le procès d’une civilisation, mais le rappel d’une responsabilité.L’Europe, dans sa forme actuelle, possède une puissance inédite : non pas une puissance de domination, mais une puissance d’influence, de modèle, de médiation. Ce que certains appellent le soft power, je l’interprète comme une métaphysique possible de la paix. Or cette puissance est aujourd’hui sous-utilisée, voire remise en cause, par l’hésitation de ceux qui la dirigent.


On a voulu croire – et l’on croit encore – que la paix était un état passif, une simple absence de guerre. C’est là une erreur tragique. La paix véritable est une dynamique, une construction continue, une intelligence des altérités. Elle n’est pas le silence des armes mais la parole fondée en justice. L’Europe le sait, ou plutôt elle l’a su. Le projet européen est né d’un sursaut mémoriel. Il est urgent d’en retrouver le souffle initial, celui qui plaçait l’éthique au cœur du politique.


Or que voyons-nous aujourd’hui ?


Une Europe technocratique, timorée, qui gère plus qu’elle ne pense.


Une Europe qui se divise sur les frontières mais s’unit à peine sur les valeurs.


Une Europe qui laisse mourir la Méditerranée, « mare mediterraneum » matrice de tant de civilisations, dans un silence qui confine à l’indifférence.


Comment peut-elle prétendre incarner la paix mondiale si elle ne regarde pas en face les tragédies aux portes de ses murs ?


Si elle ne nomme pas les crimes de guerre, si elle relativise l’inhumain, si elle feint de croire que l’économie peut tout réparer ?


J’aimerais rappeler ici que le politique, pour être légitime, doit être prophétique, non au sens théologique, mais au sens où il annonce, invente, transforme. Où il ose désobéir à l’injustifiable. L’Europe peut-elle encore être ce prophète désarmé, mais visionnaire ? Cela suppose de sortir des intérêts immédiats, des prudences coupables, et de penser à nouveau en termes de finalité humaine.


Car l’Europe ne manque ni de moyens, ni d’histoire, ni de légitimité. Elle manque de courage intellectuel.


Elle est la première puissance économique du monde, elle est la mémoire des Lumières, elle a su transformer les armes en traités.


Elle peut, si elle le veut, redevenir ce que j’appelle un espace critique de la pensée, une force éthique au service d’un monde pluriel. Mais pour cela, elle doit se penser en puissance, et non en exception.

Elle doit oser dire, sans arrogance mais avec fermeté, que la démocratie ne saurait se conjuguer avec la soumission à des alliances qui perpétuent la loi du plus fort. Elle doit sortir du suivisme atlantiste, et se souvenir de ce qu’elle doit au dialogue interculturel, au legs arabo-musulman, à la pensée juive, chrétienne, agnostique, laïque. C’est en cela qu’elle peut redevenir universelle, non en imposant, mais en écoutant.


Il est temps que l’Europe se rappelle que son véritable pouvoir réside dans sa capacité à penser autrement.


À penser le conflit comme horizon de justice, et non comme simple dérèglement géopolitique. À entendre la souffrance des peuples non pas comme une perturbation des marchés, mais comme une interpellation morale. À reconnaître enfin que la paix, comme la démocratie, ne se décrète pas, elle se construit, au prix de l’exigence.


L’Europe a su faire tomber le mur de Berlin sans tirer un seul coup de feu. Peut-elle aujourd’hui contribuer à faire tomber les murs invisibles qui séparent encore l’humain de l’humain : la peur, l’ignorance, l’indifférence ?


À cette question, nul ne peut répondre à sa place. Mais il est encore temps.


Le pire, disait Albert Camus, n’est pas sûr. Mais le meilleur ne viendra que si nous l’arrachons aux habitudes, aux certitudes, à l’oubli. À l’Europe de choisir : être la mémoire qui éclaire, ou le silence qui consent.



À Paris, le 24 juin 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris






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