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Le billet du Recteur (n°73) - La Grande Mosquée de Paris : un repère, non un repoussoir



RÉPONSE AU JOURNAL DU DIMANCHE


Dans l’histoire des villes, certains lieux deviennent, avec le temps, plus que des repères géographiques. Ils incarnent une mémoire, une hospitalité, une respiration pour l’ensemble du corps urbain. La Grande Mosquée de Paris est de ceux-là. Édifiée en 1926 en hommage aux soldats musulmans tombés pour la France, elle n’est pas un simple lieu de culte. Elle est un témoin. Un témoin de ce que fut l’histoire, de ce que vit le présent, de ce que peut encore être l’avenir.


À la lecture de l’article publié dans Le Journal du Dimanche, numéro 4095 en date du 6 juillet 2025, un sentiment de trouble s’installe. Non que les nuisances ou les tensions vécues par certains riverains soient à ignorer – encore moins à mépriser – mais parce que les « faits » rapportés y sont agencés selon une logique qui ne vise ni à comprendre ni à construire, mais à circonscrire et à désigner. Le récit suggéré n’est pas celui d’un dialogue à entretenir dans un quartier vivant, mais celui d’un péril supposé. Or toute représentation exagérée d’un fait social devient rapidement un prétexte à une mise en accusation.


Le quartier de la Mosquée n’est pas devenu un territoire hors de la République, mais demeure ce qu’il a toujours été : un carrefour de passages, de dévotion et de tourisme, où les cinq prières quotidiennes, célébrées dans le recueillement, laissent les rues calmes, souvent plus silencieuses que celles d’un quartier commerçant. Seule la grande prière du vendredi rassemble un nombre plus conséquent de fidèles. Les fêtes de l’Aïd, célébrées deux fois l’an, peuvent impressionner par l’affluence, mais elles ne sont en rien différentes des grands rassemblements organisés par d’autres cultes ou d’autres cultures dans les rues de Paris.


Ce que l’article ne dit pas, ou choisit de passer sous silence, c’est que la majorité des mouvements que l’on observe autour de la Grande Mosquée ne sont pas ceux des fidèles seulement, mais des visiteurs aussi. Touristes, collégiens, chercheurs, familles venues découvrir une architecture unique et exceptionnelle, des jardins classés parmi les plus appréciés de la capitale, et une maison de thé qui ne désemplit pas : voilà le vrai visage du quotidien de la Mosquée. Une institution qui accueille, qui offre, qui relie. Depuis toujours, les fidèles et les visiteurs s’y côtoient sans heurts, sans tensions. La pluralité n’a jamais été un problème ici. Au contraire, elle est le principe même de notre respiration.


Certains s’inquiètent des tenues des fidèles. Mais quelle étrangeté d’imaginer qu’un voile porté à l’intérieur d’un lieu de prière, comme recommandé par la liturgie elle-même, devienne le signe d’une transformation urbaine suspecte. La Mosquée n’a jamais imposé de normes au quartier. Elle vit avec lui. Elle l’écoute, elle s’adapte, elle agit. Des discussions régulières avec la mairie du 5e arrondissement ont permis d’encadrer les rassemblements, de réduire le volume des principaux offices que sont les prières du vendredi midi et de nos deux fêtes religieuses, de fluidifier la circulation extérieure par le concours des services de police compétents. Nous avons toujours veillé à préserver la tranquillité des lieux. Nous continuerons à le faire, par principe autant que par devoir. Nous avons pris des mesures et sommes disposés à en trouver de nouvelles, pour le bien des riverains.


Je veux dire aux habitants du quartier que la Grande Mosquée de Paris, qui existe parmi eux depuis cent ans, est à leur écoute et met en avant cette valeur inestimable que l’islam accorde au voisin, à l’hospitalité. Le Prophète de l’islam ﷺ disait : « N’est pas croyant celui qui dort rassasié alors que son voisin a faim ». Nos imams, dans leurs prêches et leurs différentes interventions, rappellent régulièrement l’importance de respecter le voisinage. Lors de la période du Covid-19 et des restrictions de déplacement, nous avions ouvert les jardins de la mosquée, au moment où tous les parcs publics étaient fermés, pour que les voisins puissent en profiter. C’est l’islam ouvert aux autres, à son voisin proche et à toute l’humanité, que nous offrons.


Mais au fond, c’est d’autre chose qu’il est question. Car ce que cet article construit en filigrane, c’est l’idée qu’une concentration momentanée de musulmans dans un quartier serait problématique en soi. Or Paris est une mosaïque de communautés, de sons, de rites et de visages. Nul ne s’étonne de voir certains quartiers résonner de cloches, de chants de Noël, de klaxons de mariage ou de célébrations du Nouvel An chinois. Pourquoi faudrait-il, dès lors qu’il s’agit d’une prière musulmane, parler de « tension », d’« islamisation », de « rejet » ? L’altérité n’est pas une anomalie. Elle est la condition même de la Cité.


On ne peut réclamer la tolérance tout en refusant l’expression visible de l’autre. Une tolérance à sens unique n’est qu’un masque, une posture. Le vrai défi est ailleurs : il réside dans notre capacité, ensemble, à faire de nos différences un bien commun. Ni la République ni la ville ne s’affaiblissent lorsqu’un minaret se dresse ; elles se grandissent lorsque ce minaret, comme un clocher ou une flèche, devient un repère partagé, non une frontière. « Quand s'érigera le minaret que vous allez construire, il ne montera vers le beau ciel de l'Ile de France qu'une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses » avait déclamé le Maréchal Lyautey lors de l’inauguration des travaux de la Mosquée, le 19 octobre 1922.


Nous ne cherchons pas à fuir nos responsabilités. Chaque lieu de culte se doit d’être un acteur civique, soucieux de ceux qui l’environnent. Mais nous attendons aussi que la critique repose sur des faits, non sur des fantasmes ; sur l’expérience vécue, non sur l’inquiétude fabriquée. La Grande Mosquée de Paris n’est pas une enclave, encore moins une menace. Elle est une maison ouverte. Et une maison ouverte est une chance, non un fardeau.


Dans ce moment où les fractures se creusent et où la peur semble l’emporter trop souvent sur la raison, nous ne répondrons pas à la stigmatisation par la rancœur. Mais par un rappel calme et résolu : le vivre-ensemble n’est pas un slogan. C’est une éthique. Et cette éthique commence par le regard que l’on porte sur le voisin.



À Paris, le 8 juillet 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris






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