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Le billet du Recteur (n°76) - Mesurer pour comprendre, comprendre pour réparer : l’urgence républicaine face aux discriminations


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Les chiffres parlent avec la froideur implacable des constats scientifiques, mais derrière leur austérité se dessine une vérité brûlante : deux musulmans sur trois disent avoir subi une discrimination au cours des cinq dernières années. Et, dans la moitié des cas, c’est leur appartenance religieuse qui a suffi à déclencher l’exclusion, le rejet, ou le soupçon. Ce constat, tiré des résultats du sondage que la Grande Mosquée de Paris a commandé à l’Ifop, et publié ce 15 septembre 2025 sous le nom d’ « Observatoire des discriminations envers les musulmans de France », devrait ébranler tout esprit républicain. Car ce qui sape aujourd’hui la promesse égalitaire de la  République, ce ne sont pas seulement des écarts sociaux ou économiques, mais une blessure intime infligée au cœur de l’identité d’un citoyen : sa foi, son origine, son apparence.


Ces discriminations ne se limitent pas à des franges extrémistes de la société, elles traversent tous les lieux où se déploie la citoyenneté. L’accès à l’emploi, qui devrait consacrer l’égalité des chances, se ferme pour 43 % des musulmans. Le logement, socle de toute dignité humaine, est refusé à plus d’un tiers d’entre eux. L’école, où devrait se transmettre l’idéal d’égalité, devient elle-même un lieu d’humiliation : trois musulmans sur dix y ont fait l’expérience du rejet. Même la santé, où l’éthique médicale commande de soigner sans distinction, n’échappe pas au soupçon et à la méfiance. Et que dire des contrôles policiers, où près d’un musulman sur trois dit avoir été ciblé en raison de ce qu’il est ? À titre de comparaison, chez les adeptes d’autres religions, ces expériences sont dix fois moins fréquentes. L’écart est tel qu’il ne s’agit plus de simples différences de perception, mais d’une fracture systémique.


Cette fracture n’est pas seulement statistique. Elle est vécue, répétée, intériorisée. Elle se double d’un climat de défiance qui s’installe durablement. Une majorité des musulmans de France considèrent que la haine contre leur religion est désormais répandue, et qu’elle s’est aggravée au cours de la dernière décennie. Ce climat empoisonne la relation de confiance avec les institutions : il nourrit l’angoisse permanente d’être agressé, rejeté, ou suspecté de porter en lui un danger imaginaire.


Ce phénomène doit être pensé au-delà de la surface. Car ce que l’on appelle « musulmanophobie » n’est pas une simple querelle de vocabulaire. C’est la traduction contemporaine d’un mécanisme plus ancien, déjà analysé par tant de penseurs : la fabrication d’un « autre » contre lequel se construit une identité nationale inquiète. Hier, ce fut l’étranger, le migrant, le Juif ; aujourd’hui, c’est le musulman qui cristallise les peurs, les colères et les simplifications. Ce déplacement du stigmate dit beaucoup de la fragilité de notre culture démocratique, incapable de se penser autrement que par l’exclusion.


J’ai voulu cet Observatoire précisément pour rompre avec le déni. Trop longtemps, les souffrances des musulmans de France ont été réduites à des plaintes individuelles, vite balayées par le soupçon de victimisation. Les mesurer, les objectiver, ce n’est pas céder à la plainte, c’est rendre possible une analyse collective. Car ce que l’on refuse de nommer, on l’abandonne à l’injustice.


Il faut ici rappeler une distinction essentielle. Nul n’interdit à quiconque de critiquer une religion, y compris l’islam : cette liberté est constitutive de notre espace démocratique. Mais la liberté de contester des croyances ne saurait jamais devenir le droit de discriminer des personnes. Or, ce glissement, de l’idée au corps, du dogme au visage, est précisément ce que révèlent les chiffres. C’est ce basculement qui menace l’universel républicain.


On ne saurait donc réduire cette question à une « affaire de musulmans ». Elle engage la République tout entière. Car une République qui tolère la relégation d’une partie de ses citoyens se condamne à la fragmentation. Elle cesse d’être ce lieu commun de dignité pour devenir une arène de soupçons et de fractures. Défendre les musulmans contre les discriminations, ce n’est pas défendre une minorité : c’est défendre l’égalité de tous. C’est préserver la confiance dans les institutions, c’est retisser la fraternité nationale, c’est restaurer le sens du mot « universel » que nous avons trop souvent vidé de sa substance.


L’enjeu, ici, dépasse largement la question religieuse. Il touche à ce que Mohammed Arkoun appelait « l’impensé » de nos sociétés : ces zones aveugles où l’on refuse de voir que nos principes se fissurent. La discrimination antimusulmane, par son ampleur et sa répétition, est devenue l’un de ces impensés majeurs. La nommer, c’est rouvrir l’espace critique, c’est réinscrire la République dans un horizon de vérité, et non d’illusion.


Mais reconnaître la réalité de la musulmanophobie ne signifie pas ignorer d’autres périls. Les événements récents : ces têtes de cochon déposées devant neuf mosquées d’Île-de-France, dans un geste ignoble et calculé, montrent que la haine peut aussi être instrumentalisée par des forces extérieures. L’enquête a établi que les auteurs présumés agissaient sous une influence étrangère, avec la volonté manifeste de semer le trouble au sein de la nation. Cette réalité nous oblige : si les discriminations qui touchent les Français musulmans doivent être nommées et combattues, les fidèles, eux, doivent faire bloc avec les institutions républicaines pour que jamais leur foi, leur présence ou leur dignité ne deviennent des prétextes de manipulation contre la France. Car être français musulman, c’est aussi assumer pleinement le devoir de protéger la maison commune contre toutes les entreprises de division.


Je lance donc un appel solennel : que ces chiffres ne rejoignent pas la longue liste des rapports oubliés. Qu’ils deviennent le socle d’un sursaut collectif. Car lutter contre la discrimination envers les musulmans, c’est non seulement répondre à une urgence sociale, mais aussi refonder le pacte républicain. C’est donner à chaque citoyen – quelle que soit sa foi – la certitude d’être respecté, protégé, et reconnu dans sa dignité.



À Paris, le 16 septembre 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris




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