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Le billet du Recteur (n°78) - La République au miroir des emballements

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L’assassinat en direct de Charlie Kirk, jeune figure du conservatisme américain, a traversé l’Atlantique avec une rapidité qui dit beaucoup de notre époque. En quelques heures, la tragédie s’est muée en feuilleton, et l’homme est devenu personnage. Comme si la violence, pourtant intolérable et condamnable en soi, trouvait sa légitimation dans la dramaturgie médiatique, et que l’essentiel – le cri de la vie fauchée, l’interrogation sur le climat de haine – se dissolvait dans l’attrait du spectacle.


Or, ce qui devrait nous alarmer davantage à mon sens, c’est le miroir que cette affaire tend à notre société. En France, terre de débats et de raison critique, nous semblons de plus en plus enclins à importer des figures étrangères et à acclimater des idéologies dont les fondements contredisent nos principes les plus essentiels. Cette inclination n’est pas anodine : elle dit quelque chose de notre fragilité collective, de notre difficulté à nourrir nos propres débats sans céder à des modèles venus d’ailleurs. Fascinés par ces récits exotiques, nous oublions que nos fractures sont déjà à l’œuvre ici, sous nos yeux : dans la montée des discours de rejet qui stigmatisent l’autre, dans la banalisation d’une haine qui circule désormais comme une monnaie ordinaire, dans l’épuisement progressif du vivre-ensemble qui fut longtemps notre fierté. En acceptant d’être captivés par ces mirages importés, nous risquons de détourner notre regard de ce qui s’effrite à l’intérieur même de notre maison commune.


La dernière enquête de l’IFOP commandée par la Grande Mosquée de Paris en témoigne : les fractures identitaires, religieuses et idéologiques s’approfondissent. La confiance entre les communautés s’effrite. L’agression antisémite survenue à Yerres, où un homme portant la kippa a été battu et menacé de mort, rappelle avec effroi que la haine ne se nourrit pas seulement de grandes figures médiatisées, mais qu’elle s’enracine au quotidien dans nos rues, nos écoles, nos quartiers. Elle prospère chaque fois que l’on abdique devant la facilité des stéréotypes, chaque fois que l’on préfère l’indignation théâtralisée à l’examen lucide des causes.


Nous, croyants et citoyens, savons une vérité simple et pourtant si difficile à faire vivre : la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. C’est là le socle du pacte républicain, le fragile équilibre qui permet à des convictions, des cultures et des croyances différentes de cohabiter dans un même espace. Mais ce socle se fissure dès lors qu’une religion, une identité, une idéologie prétend se déployer au détriment de toutes les autres, comme si la pluralité n’était qu’une menace et non une richesse. L’histoire nous enseigne que lorsque l’absolu d’une seule voix écrase la diversité des voix, c’est la violence qui finit par dicter la loi commune.


Dans ce contexte, le rôle de l’espace médiatique est immense. Il peut, par la course au sensationnalisme, alimenter les emballements, amplifier les peurs, dresser les citoyens les uns contre les autres. Mais il peut aussi, par un effort de responsabilité, rappeler avec constance que la République ne se confond pas avec une arène, où s’affrontent des gladiateurs idéologiques, mais avec une maison commune où chacun trouve sa place, sans menace et sans peur. Cette responsabilité est d’autant plus grande que la parole publique façonne l’imaginaire collectif : elle peut soit nourrir la défiance, soit semer les conditions d’un vivre-ensemble digne de ce nom.


En tant que recteur de la Grande Mosquée de Paris, je dis mon inquiétude. Car lorsque la violence devient matière à série, lorsque l’idéologie se travestit en fascination, nous perdons notre capacité première : celle de nommer le mal pour ce qu’il est, sans fard ni complaisance. Le mal n’est pas une figure héroïque ni une curiosité médiatique ; il est une atteinte à la dignité humaine, une rupture du lien civique, un poison qui fragilise l’édifice commun. Ce qui m’inquiète davantage encore, ce n’est pas l’Amérique et ses propres dérives, mais l’effet d’importation, la facilité avec laquelle nos imaginaires collectifs s’ouvrent à des modèles étrangers qui n’ont rien à voir avec notre histoire ni avec nos valeurs. Le danger réside dans l’illusion, séduisante mais trompeuse, que ces postures extrêmes pourraient, un jour, constituer une réponse à nos propres défis. Or, céder à cette illusion, c’est préparer le terrain à de nouvelles fractures, c’est oublier que la République se construit sur l’équilibre des libertés et non sur la fascination des radicalités.


Il est temps d’affirmer avec fermeté : nous ne pouvons laisser le spectacle se substituer à l’éthique, ni la fascination à la raison. Nous ne devons pas nous résigner à voir chaque tragédie transformée en produit médiatique, où l’émotion immédiate efface la réflexion, et où l’indignation s’épuise avant même de se traduire en vigilance. Chaque drame doit au contraire être une école de lucidité et un appel à la fraternité, un moment où la communauté nationale resserre ses liens au lieu de les briser.


La mémoire de ceux qui souffrent de la haine antisémite, islamophobe, raciste ou idéologique nous rappelle que ces violences ne sont pas des abstractions mais des blessures vécues, inscrites dans des corps et des destins. Elle nous enjoint de rester fidèles à une exigence simple et immense : préserver la République comme espace commun, où la dignité de chacun est inviolable, où l’autre n’est pas un adversaire mais un frère en humanité, et où la pluralité n’est pas une menace à conjurer, mais une promesse à tenir. Car c’est à cette condition seulement que notre démocratie, loin de se dissoudre dans les emballements du moment, pourra retrouver la force tranquille de ses fondements.



À Paris, le 29 septembre 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris




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