Le billet du Recteur (n°84) - "Là où la République prononça le mot Islam"
- Guillaume Sauloup
- il y a 22 heures
- 4 min de lecture

Le 12 novembre. Les drapeaux pendent encore aux balcons. Une odeur lourde de fleurs coupées s’élève des monuments aux morts. Hier, la nation a rendu hommage à ses libérateurs. Elle a célébré la victoire. Mais, comme chaque année, j’ai senti cette pudeur, presque une hésitation, lorsqu’il s’agit d’évoquer le sacrifice des soldats musulmans. C’est pourtant de ce sacrifice suprême que la Grande Mosquée de Paris est née.
Ce n’est pas un geste d’ornement ; c’est, pour moi, un acte de reconnaissance.
En 1920, la République voulut remercier ceux qui, venus d’Afrique et d’Orient, avaient donné leur sang pour elle. De cette gratitude naquit l’idée d’un Institut musulman et d’une mosquée à Paris : un hommage de pierre aux morts de l’ombre.
Chaque 11 novembre, quand la République célèbre sa victoire, je repense à ce lien discret : notre Mosquée en est, à sa manière, le prolongement silencieux.
C’était au cours d’un après-midi de juin, dans la chaleur solennelle de la Chambre des députés. Sous la coupole, les éventails s’agitaient à peine. Les voix traînaient dans les travées.
Puis un nom résonna : M. Édouard Herriot, rapporteur du budget des colonies.
Il se leva lentement. La guerre n’était finie que depuis deux ans, et la République pansait encore ses morts. Sur les bancs, beaucoup avaient perdu un fils, un frère, un camarade.
Herriot parla d’abord de l’Empire, puis d’un peuple dont on ne prononçait jamais le nom : les musulmans de France et d’Afrique. Il rappela qu’ils avaient combattu dans les mêmes tranchées, sous le même drapeau, pour la même Marne et la même Verdun.
Et c’est là, dans le murmure de l’hémicycle, qu’il prononça pour la première fois, dans une assemblée républicaine, le mot « mosquée ». « À côté de la mosquée, dit-il, il y aurait un Institut musulman. Cet institut serait appelé à étudier toutes les questions relatives à la défense des intérêts musulmans, et aux relations de la métropole et des colonies avec les pays du protectorat musulman. »
Je l’ai retrouvée, consignée au Journal officiel, page 2578 : une ligne à peine, sans emphase et pourtant, elle allait ouvrir une ère.
Un député, M. Ballande, bondit de son banc : « Et la séparation des Églises et de l’État ? ». Le mot fit l’effet d’une pierre jetée dans une eau calme. La loi de 1905 hantait encore les esprits : pouvait-on, au nom de la République, construire un édifice religieux ?
Herriot se redressa. Son ton resta professoral, presque calme. « Je vais vous expliquer qu’il n’y a pas de contradiction », répondit-il. Il expliqua, en termes d’administration, que la République ne subventionnerait pas un culte, mais un institut. Le culte, dit-il, « relèvera de la Société des Habous et des Lieux saints de l’Islam », tandis que l’État, lui, financerait un établissement de recherche et de culture musulmane.
Entre les lignes sèches du Journal officiel, on devine un geste de politique fine : reconnaître la foi de ceux qui avaient combattu sans jamais heurter la loi de laïcité.
Un murmure parcourut la salle. Certains députés, comme M. Diagne, élu de Dakar, hochèrent la tête avec gravité. D’autres, plus sourcilleux, feignirent l’indifférence. Mais la France, ce jour-là, venait d’élargir les frontières de sa mémoire. Le débat ne dura que quelques minutes.
Le compte rendu intégral ne retient que ces mots, mais derrière eux, tout un siècle de pierres et de prières se prépare. Quelques semaines plus tard, la Chambre votera un crédit de 500.000 francs, destiné à la Société des Habous pour la construction d’un Institut musulman à Paris, comprenant une mosquée, une bibliothèque et une école.
La loi sera promulguée le 19 août 1920.
Une phrase brève, presque administrative, publiée dans le Journal officiel : « Une somme de 500 000 francs est ouverte au ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, pour être versée à la Société des Habous et des Lieux Saints de l’Islam, en vue de la création à Paris d’un Institut musulman comprenant une mosquée, une bibliothèque et une salle d’études. »
Mais, en vérité, la Mosquée de Paris existait déjà avant même ce vote.
Car dès décembre 1917, à Alger, dans le calme d’une salle blanchie à la chaux du tribunal musulman, la mahkma, Si Kaddour Benghabrit avait déposé les statuts de la Société des Habous. Rédigés en arabe et en français, ils furent scellés par le cadi d’Alger selon le droit islamique des waqfs : un acte de foi et de raison.
Ainsi, avant d’être un décret républicain, la Grande Mosquée de Paris fut d’abord un acte religieux, authentifié dans une mahkma, un lien spirituel né de la fidélité des soldats musulmans et consacré par la plume d’un magistrat d’Algérie.
Ce double ancrage Alger et Paris, mahkma et République confère à notre Mosquée son âme singulière : une œuvre née à la fois du sacrifice et du droit, de la reconnaissance et de la dignité.
Chaque fois que je relis cette page du Journal officiel, j’y entends moins la voix d’un député que celle d’une conscience.
Herriot ne parlait pas d’islam pour séduire ou conquérir ; il parlait d’un devoir de reconnaissance. Dans ses mots prudents « institut », « étude », « relations », la République cherchait la voie étroite entre la laïcité et la gratitude. Et depuis ce jour de juin 1920, cette phrase me hante, gravée au cœur même de nos murs : « À côté de la mosquée, il y aurait un institut musulman. »
C’est toute la philosophie de la Grande Mosquée de Paris : un lieu où le savoir prolonge la foi, où la République se souvient qu’avant d’être un texte, la laïcité est une éthique.
Et à ceux qui, aujourd’hui, parlent de l’islam avec des accents de peur ou de posture, aux politiques comme aux polémistes, je dis : relisez ces débats.
Plongez dans ces échanges de 1920 où la République, malgré ses contradictions, parlait encore avec la rigueur de la raison et la tenue du verbe. On y discutait avec force, sans jamais sombrer dans la bassesse. L’islam y était abordé non dans les clichés, mais sous la lumière exigeante du droit et du respect.
Gloire aux héros libérateurs de toutes confessions, gloire à la France.
À Paris, le 12 novembre 2025
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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