Le billet du Recteur (n°85) - Quand l’islam est lu dans le noir : réflexion à partir de la dernière enquête Ifop/Ecran de Veille
- Guillaume Sauloup
- il y a 14 minutes
- 4 min de lecture

Il existe des enquêtes qui éclairent. Et d’autres qui braquent une lumière trop crue, comme pour fabriquer une inquiétude sourde à la place d’une connaissance éclairée. La dernière étude de l’Ifop pour « Écran de veille » appartient, hélas, à cette seconde catégorie. Non parce que les chiffres manqueraient de rigueur, mais parce que la manière de les regarder pousse à se tromper de paysage.
Ce que nous disent les chiffres, réellement
Oui, une partie des jeunes musulmans pratique davantage qu’hier. Ils prient, ils jeûnent, ils se réclament d’un sens plus profond que le seul consumérisme. Il y a là une recherche, peut-être une inquiétude, certainement un besoin d’idéal et de repères. Mais prêter à cette quête une intention politique relève du contresens, car encore faudrait-il connaître la grammaire de la foi dont on parle.
Dans l’islam, prier signifie accomplir les cinq rituels quotidiens obligatoires : la salât. Une pensée intérieure, une parole soufflée vers le ciel, du’a (invocation en français), n’a pas ce statut. Pourtant, la question posée dans l’enquête est : « Priez-vous au moins une fois par jour ? Oui / Non ».
Et c’est ainsi que le moindre frémissement spirituel devient un signe d’orthodoxie stricte. Une statistique naïve se mue, par un glissement rhétorique, en un discours de danger.
La pente imaginaire
De cette confusion naît une conclusion commode : spiritualité, donc rigorisme, donc « tentation islamiste », donc radicalisation. Chacun retrouve ce qu’il craignait déjà. Le cercle intellectuel se ferme avant même de s’être ouvert. On a pris la religion pour la preuve d’un projet, fait du cœur une idéologie, et transformé le croyant en adversaire supposé.
L’erreur ici n’est pas de calcul : elle est de regard.
Ce que les commentateurs n’aiment pas lire
Les mêmes chiffres montrent pourtant une réalité trop peu remarquée : une écrasante majorité de musulmans reste attachée à la République et hostile à toute violence religieuse. Ils ne veulent ni théocratie ni séparatisme : ils veulent simplement avoir le droit de vivre leur foi sans être suspectés.
Encore faudrait-il que les mots employés aient le même sens pour celui qui interroge et pour celui qui répond.
Exemple emblématique : la charia
Dans l’enquête d’Écran de veille, la question est formulée comme l’application en France d’un droit religieux qui se substituerait aux lois françaises. Résultat : 46 % répondent « oui », dont 31 % seulement « en partie ».
Aussitôt, certains en déduisent : « Un musulman sur deux veut imposer la loi islamique en France ». Or, dans l’autre enquête Ifop, commandée au mois de septembre dernier par la Grande Mosquée de Paris, il est demandé ce que les musulmans entendent réellement par « charia ».
Les réponses sont sans ambiguïté :
29 % : une éthique de vie personnelle (manger halal, prier, partager)
25 % : un concept religieux flou, sans traduction politique
25 % seulement : un système juridique
« 3 musulmans sur 4 ne mettent aucun projet politique derrière ce mot ». On a donc un paradoxe saisissant. Le sondeur entend : « Souhaitez-vous remplacer le Code civil ? », le sondé répond : « Souhaitez-vous garder votre morale personnelle ? ». Deux logiques totalement différentes… qui se retrouvent amalgamées sous la même conclusion alarmiste.
Et si une minorité, environ 3 % , exprime une fascination pour les forces les plus extrêmes et exige une vigilance sans faille, cela ne doit pas nous conduire à regarder 97 % de citoyens loyaux comme une collectivité à surveiller.
Parce qu’à mal poser les questions, on finit toujours par fabriquer les peurs qu’on prétend mesurer.
Quand la blessure nourrit la méfiance
L’autre enquête Ifop, demandée par la Grande Mosquée de Paris, révèle ceci : un musulman sur trois a déjà été discriminé à cause de sa religion. Ce chiffre-là ne circule guère dans les colonnes alarmistes. Et pourtant, il explique tout. La radicalité, souvent, n’est que la réplique tardive d’une humiliation durable. Ce n’est pas la prière qui fracture : c’est la manière dont on la regarde.
Vouloir comprendre, pas accuser
Ce qui manque, dans la grille d’Écran de veille, ce n’est pas la vigilance devant les dérives minoritaires, c’est la connaissance du fait religieux.
Quand un chrétien dit : « Dieu a créé le monde », il est croyant. Un musulman dit la même chose, il devient suspect d’obscurantisme. La même croyance, deux mondes. Pas à cause d’eux, mais à cause de nous.
Ne laissons pas l’enquête devenir un miroir déformant
Une société qui scrute une communauté uniquement pour y déceler le pire ne découvre jamais rien d’autre que sa propre angoisse. Et l’ignorance théologique devient alors une arme statistique. Si l’on ne distingue pas la salât de la du’a, le croyant du militant, la morale privée du projet politique, alors l’islam devient un écran où la peur projette son film préféré.
La hauteur, plutôt que le soupçon
Il ne s’agit pas de nier ce qui alarme, mais de comprendre ce qui transforme. Les musulmans ne sont ni des spectres qui « reviennent », ni des foules qui « basculent ». Ils sont des femmes et des hommes qui vivent leur foi dans un pays où ils sont minoritaires et de ce fait, une foi bien moins connue.
Donnons-nous la même exigence envers notre lucidité qu’envers leur pratique, car il n’existe pas de République assez forte pour se permettre de fabriquer ses propres peurs.
À Paris, le 18 novembre 2025
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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