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Le billet du Recteur (n°90) - La langue arabe, ou l’art discret de la réconciliation

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Il existe des langues que l’histoire n’a pas seulement traversées, mais éprouvées. Des langues que le temps a chargées de poids, parfois de soupçons, souvent de malentendus. Des langues auxquelles on a demandé, sans leur demander leur avis, de porter les silences des dominations passées, les fractures des empires, les ambiguïtés de rencontres inachevées. La langue arabe, en France, appartient à cette catégorie-là. Elle s’inscrit dans une histoire longue, dense, faite de voisinages anciens et de distances soigneusement entretenues.


On l’oublie trop souvent : bien avant d’être associée aux migrations contemporaines, l’arabe a circulé en Europe comme une langue de savoir. Au Moyen Âge, elle fut l’un des grands carrefours intellectuels du continent. C’est par elle qu’Aristote, Galien, Euclide ou Hippocrate ont retrouvé chemin vers l’Europe latine traduits, commentés, discutés, parfois contestés. Elle fut langue de médecine, d’astronomie, de mathématiques, de géographie.


Et sans bruit, presque sans se faire remarquer, elle a laissé des traces durables dans le français lui-même : chiffres, algèbre, azimut, zéro, amiral, amande… Des mots ordinaires, aujourd’hui banals, qui témoignent pourtant d’un dialogue ancien et fécond.


Ce passé de circulation et d’échanges contraste avec le rapport plus heurté qui s’installe à l’époque moderne, puis coloniale. La langue arabe devient alors un outil administratif, un instrument de gestion, parfois de contrôle. On l’étudie pour gouverner, rarement pour reconnaître. On la classe, on la surveille, on la tient à distance.

 

Cette histoire a laissé des traces profondes : une langue à la fois présente et déniée, connue mais marginalisée, transmise dans l’intimité des foyers bien plus que dans l’espace public.


Après les indépendances, l’arabe arrive en France avec les femmes et les hommes venus participer à la reconstruction du pays. Elle devient langue de l’exil, de la mémoire, parfois du silence. On la parle à la maison, on la retient à l’école. Elle accompagne les prières, les berceuses, les récits fragmentaires d’un ailleurs raconté à voix basse. Elle est vécue, mais rarement reconnue.


Dans le même temps pourtant, le monde lui accorde un statut clair. En 1973, l’arabe devient langue officielle des Nations unies. Ce n’est pas un simple geste symbolique : c’est la reconnaissance d’une grande langue de civilisation, de diplomatie, de pensée contemporaine.


Mais cette reconnaissance internationale ne se traduit pas immédiatement dans les représentations nationales. En France, l’arabe continue souvent d’être perçu à travers un prisme étroit religieux, identitaire, migratoire bien plus rarement comme une langue de culture universelle.


Réduire l’arabe à une seule de ses dimensions serait pourtant une erreur historique. Oui, l’arabe est la langue du Coran, du rituel, de la prière, et cette dimension spirituelle est essentielle pour des millions de croyants. Mais elle s’inscrit dans une histoire bien plus vaste : celle des philosophes et des poètes, des juristes et des voyageurs, des chroniqueurs et des savants. Une langue capable d’accueillir la pluralité des écoles, des débats, des sensibilités.


Ce que l’histoire récente a parfois figé, c’est précisément cette pluralité. Dans un contexte de tensions mémorielles, de crispations identitaires et d’amalgames persistants, la langue arabe s’est retrouvée enfermée dans des assignations réductrices. Or ce qui est assigné cesse d’être partagé.


Il faut le dire clairement : ce n’est jamais la langue qui fracture. Ce sont les usages que l’on en fait. Lorsqu’elle est enseignée avec rigueur, expliquée avec nuance, replacée dans son histoire, la langue arabe devient un outil de compréhension du monde. Lorsqu’elle est reléguée aux marges, elle se charge de projections qui ne lui appartiennent pas.


Dans cette perspective, l’arabe peut redevenir ce qu’elle a souvent été : un espace de médiation. Un lieu de passage entre les héritages, un terrain où l’on accepte que l’histoire de France s’est aussi écrite dans le frottement des langues et des cultures.


Reconnaître pleinement la langue arabe aujourd’hui, ce n’est ni sacraliser une identité, ni rouvrir des blessures. C’est accepter la complexité d’un héritage partagé. C’est transformer une langue parfois perçue comme une frontière en un lieu de circulation.


Il ne s’agit pas d’opposer les langues entre elles, mais de leur permettre de coexister dans l’espace commun.


La langue arabe n’est pas étrangère au récit français. Elle en est l’un des fils discrets, longtemps invisibilisés.


Reconnaître une langue, c’est reconnaître une histoire. Et reconnaître une histoire, c’est déjà commencer à réparer.


À Paris, le 24 décembre 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris




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