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Le billet du Recteur (n°91) - Tenir, ensemble

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Il y a des années qui passent sans laisser de trace. Et puis il y a celles qui s’inscrivent dans les corps et les consciences, non par le bruit qu’elles font, mais par ce qu’elles exigent intérieurement. L’année qui s’achève a été de celles-là pour les musulmans de France. Une année lourde, éprouvante, traversée par un sentiment diffus mais persistant : celui d’être mis à l’épreuve, parfois sans mots, parfois sans égard, souvent sans reconnaissance de ce qui était réellement vécu.


Il y a eu des morts.


Des morts qu’il faut nommer, parce qu’aucune dignité ne supporte l’anonymat. Aboubakar Cissé.


Un nom qui s’est imposé dans les cœurs comme un point de bascule. Un homme assassiné parce qu’il était musulman. Autour de sa disparition, un silence trop rapide, trop commode, comme si certaines vies pouvaient s’effacer plus vite que d’autres. Ce silence-là a profondément touché. Il a laissé une trace durable, bien au-delà de la douleur des proches.


Nommer, ce n’est pas attiser.


Nommer, c’est refuser l’effacement.


À ces drames s’est ajouté un climat. Une islamophobie rarement spectaculaire, mais profondément ancrée. Une fatigue quotidienne faite de soupçons, de regards, de mises à distance devenues ordinaires. Une usure morale que beaucoup reconnaissent sans toujours parvenir à la formuler, tant elle s’est banalisée.


Ce qui a marqué cette année, c’est le besoin, largement partagé, que cette réalité cesse d’être niée, minimisée ou reléguée à la marge du débat public. Non pour obtenir une compassion particulière, mais pour que le réel soit regardé en face, sans déformation ni caricature.


C’est dans ce contexte que les chiffres ont compté. Non comme une fin en soi, mais comme un appui. Ils ont permis de dire, calmement, ce que beaucoup ressentaient confusément : un attachement massif à la République et à ses principes, conjugué à une exposition tout aussi massive à la discrimination et au soupçon. Cette coexistence dérange, parce qu’elle contredit les récits faciles. Elle oblige à penser autrement.


Ce qui a également frappé, cette année, c’est la manière dont le discours médiatique a souvent traité cette réalité. Les musulmans ont été maintenus dans un angle mort tant qu’ils faisaient société dans la discrétion : travailler, étudier, élever leurs enfants, croire ou ne pas croire, participer. Mais à la moindre faille, à la moindre dérive individuelle, l’éclairage s’est brutalement braqué sur eux, comme s’ils formaient un bloc homogène, aussitôt livré aux interprétations politiciennes les plus hâtives.


Ce déséquilibre a blessé.


Non par orgueil, mais par son injustice répétée.


Il y a eu Gaza. Une blessure morale profonde, partagée, presque intime. Des images insoutenables, des vies civiles détruites, et le sentiment persistant que certaines souffrances peinent à être reconnues à hauteur d’homme. Ce qui a touché, ce n’est pas seulement la violence des faits, mais l’impression d’un regard public sélectif, parfois indifférent, parfois justificatif.


Dans ce tumulte, une ligne a pourtant été tenue : refuser la haine, refuser les amalgames, refuser que la douleur devienne un prétexte à la déshumanisation. Cette retenue n’a pas toujours été comprise. Elle n’en était que plus nécessaire.


L’année a aussi rappelé, avec force, que l’antisémitisme demeure une infamie, une trahison morale, et qu’il ne saurait trouver la moindre excuse. Le condamner est une exigence. Mais il est apparu tout aussi essentiel de refuser que cette condamnation serve à placer les musulmans sous un soupçon collectif permanent, comme si la fidélité morale devait toujours être prouvée, jamais présumée.


La laïcité, enfin, a continué d’être invoquée sur un mode souvent crispé. Trop rarement vécue comme ce qu’elle devrait être : une protection des consciences, une garantie d’égalité, un cadre de coexistence. Beaucoup ont ressenti cette année que leur foi, ou leur simple visibilité, était perçue non comme une composante du paysage français, mais comme une exception à tolérer. Cette impression a pesé. Elle a appelé à la patience, mais aussi à la lucidité.


La mémoire, enfin, n’a pas été oubliée. Srebrenica, comme d’autres tragédies, est revenue rappeler que l’oubli n’est jamais neutre, et que les crimes que l’on relativise finissent toujours par se répéter ailleurs, autrement.


S’il fallait retenir un mot pour dire cette année, ce serait tenir.


Tenir ensemble, sans se durcir.


Tenir la dignité sans se replier.


Tenir la parole sans l’armer contre autrui.


Ce qui a marqué, au fond, ce n’est pas la colère, mais la retenue partagée. Une manière de rester debout, sans éclat, sans renoncement, convaincus que la fidélité à l’humain, lorsqu’elle est exigeante, finit toujours par tracer un chemin.


À Paris, le 31 décembre 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris


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