"Jésus selon la version de l'islam", par Si Hamza Boubakeur (recteur de 1957 à 1982)
- Guillaume Sauloup
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À l'occasion de Noël, notre magazine Iqra, dans son numéro 91 à paraître, republie une tribune de Hamza Boukakeur (recteur de la Grande Mosquée de Paris entre 1957 et 1982), parue dans les colonnes du Figaro le 21 décembre 1979, qui explique l'importance de Jésus (Issa en arabe) et de Marie, la paix soit sur eux, en islam.

DIEU seul est Dieu ! Il n'y a qu'un Dieu ! Telle est l'affirmation essentielle des messages révélés par le même Dieu à des hommes choisis par lui et chargés de les communiquer à travers le temps et l'espace, à une humanité qui dans l'alternance de ses ascensions et de ses chutes, de ses périodes d'heur et de malheur, demeure semblable à elle-même.
Les différences qui séparent ces messages sont interprétatives et humaines ; autant dire plus extérieures et apparentes que réelles et profondes, comme je l'ai dit et écrit plus d'une fois. Car lorsqu'on examine les annonces et les avertissements prophétiques et qu'on médite longuement et objectivement leur contenu, on découvre entre elles des rapports évidents de source et, à mesure qu'on étudie leur enseignement, on se rend compte de leurs similitudes. Similitudes qui s'accentuent de plus en plus, à l'analyse, pour se ramener, en fin de compte, à une identité profonde.
Les Écritures sacrées qui servent de supports à cette identité (Thora, Évangile, Coran) présentent, quand on les compare attentivement, un caractère particulier à chacune. Si le message d'Abraham traduit la confiance totale en Dieu, si celui de Moïse met l'accent sur la notion de loi et de justice, si le Coran insiste sur l'unicité pure et absolue de Dieu, le caractère dominant de l'Évangile est l'amour. Mais sur cette notion d'amour, il convient de ne point s'égarer. Ce n'est plus une force qui pousse deux êtres l'un vers l'autre avec tout ce que cette force comporte comme relativité, déception, déséquilibre, différence de motivations, inquiétudes, doutes et toute une gamme variée d'états d'âme propres à l'amour profane, l'amour que prêche Jésus et dont lui-même fut et demeure un exemple symbolique, un don, non un droit, une offrande sans calcul ni condition et qui en raison même des sacrifices qu’il impose et du surpassement qu’il implique, élève et soutient pour devenir source du perfectionnement qui rend l’amoureux digne de l’objet de son amour, et lui ouvre les horizons d’une immense espérance.
Au regard de l'Islam, la science positive ne saurait pas plus que « la petite science conjecturale » (histoire) cerner ni appréhender la Prophétie. Fondée sur la raison, elle pèse et mesure, quantitativement dans la durée et l'étendue. Or la Prophétie est la révélation d'une essence inétendue, illimitée, ineffable, immatérielle, infinie et éternelle qui englobe tout, qui sert de source et d'ultime retour à tout. Elle eût été inutile si cette essence absolue était accessible à la raison.
Avec Jésus, l'amour vrai est, par le dépassement qu'il implique, l'oubli de soi pour l'objet aimé, une méthode pour découvrir la vérité par l'intuition et le cœur. La religion du cœur se substitue ainsi à la religion des rites, des ethnies et du formalisme. Elle est celle de tous les hommes sans aucune discrimination ni condition. La soumission à Dieu n'est plus alors une exigence, une forme de résignation ou d'esclavage, mais une sincère inclination ; l'obéissance n'est plus une coercition, mais un consentement et une sollicitation. Rien n'est plus caractéristique, dans cet ordre d'idées, que la rencontre de Jésus avec un homme assis sur son chemin. « Comment t'appelles-tu ? », lui demande Jésus. « Matthieu ». « Eh bien ! Matthieu, suis-moi. » Et l'homme se leva et le suivit (Évangile saint Matthieu IX, 9). Cet impératif dans les langues européennes peut paraître naïf ou paradoxal, s'agissant de deux hommes qui se voient pour la première fois. Transposé dans la mentalité et la langue araméennes, langue du Christ, sœur de l'arabe, il implique une amitié spontanée, généreusement offerte, méritant une totale confiance.
« Suis-moi où ? » La vie et la doctrine du Christ offrent à cette question une réponse décisive : « Vers Dieu, et le royaume de la Grâce. » Mais quel Dieu ? Celui de Bouddha, de Platon, des visionnaires, des philosophes, des amateurs de mythes ? Non ! Il s'agit du Dieu annoncé par tous les prophètes.
Jésus parle de lui, non comme d'une réalité en dehors de lui, mais en Lui. Il tire de son cœur, de son amour tout ce qu'il dit de Lui. Selon les textes islamiques, ce qu'il enseigne c'est précisément cette sagesse que dicte la ferveur qu'il puise dans son existence en Dieu, non en panthéiste, en tant que prophète d'une nature particulière en communication mystérieuse avec Dieu. Et cela est si vrai que l'enseignement qu'il voulait inculquer à ses disciples, selon les prophétologues musulmans, ne procède nullement du raisonnement, mais d'une voix intérieure, d'une sensibilité qui est en elle-même, la lumière ineffable de Dieu reflétée par un cœur passionné. Il ne raisonne pas, ne cherche pas apparemment à convaincre, mais à se prêcher lui-même, à irradier l'élan de son moi conscient vers Dieu et la grâce luminescente dont il était nimbé. D'où la formule « mon père », appellation familière et courante chez les juifs, exprimant non une filiation physique, mais l'intimité, la vénération, la tendresse, la reconnaissance et l'imploration de la grâce divine. Les mêmes sources islamiques nous apprennent que Jésus, messager de Dieu, est né surnaturellement d'une mère virginale, Maryam, et que sa nativité procède partiellement de l'esprit de Dieu (Coran, Sourate XXI, 91). Il ne fut point supplicié réellement, sa crucifixion ne fut qu'apparente, Dieu l'en ayant préservé et rappelé à lui. Il est désigné sous le nom de Issa. Selon le commentateur Al Baydâwi, ce terme serait une arabisation du mot syriaque Yashû' qui existe en arabe comme nom commun et signifie blancheur rosée. Habituellement, Jésus, dans le Coran est désigné sous le nom de « Jésus fils de Marie ». L'expression « Le fils de Marie » se retrouve dans Marc et Matthieu.
L'invariable appellation « Isâ bnu Mariyama » (Jésus fils de Marie), qu'on rencontre plus de vingt-cinq fois dans le Coran, associe l'Immaculée Conception à « l'Oint » dans la fervente vénération que l'islam porte à la mère et au fils. C'est que Maryam, pour les musulmans, est un signe de Dieu ('aya'), un être prédestiné qui par le choix dont il avait fait l'objet et la souffrance a profondément marqué les deux plus grandes religions révélées du monde : christianisme et islam. La Vierge apparaît dans l'une et l'autre intégrée dans le mystère de l'Œuvre de Dieu et plus liée à celle-ci. Son destin, dans le cadre de la volonté divine, est d'avoir été un vecteur entre Dieu et l'humanité, un lien entre la spiritualité chrétienne (compte tenu des réticences protestantes) et la spiritualité musulmane. Pour les musulmans, comme les catholiques et les orthodoxes, elle est un phare au milieu de la nuit vers lequel se tournent les regards des vrais croyants.
N'est-elle pas placée entre deux religions qui la vénèrent avec la même ferveur, et entre les limites extrêmes de deux essences spécifiquement différentes par leur nature et leurs possibilités : une essence infinie, sublime, inconnaissable que les hommes sont impuissants, à la lumière de la seule raison, à louer comme il convient — l'essence divine — et l'essence humaine limitée, imparfaite, corrompue, instable, pétrie d'hypocrisie, d'orgueil, de haine, de rapacité, portée à la violence et à la perfidie. D'où l'exceptionnelle destinée de Maryam.
Placée entre le divin et l'humain, elle demeure un éternel témoin de l'espérance de l'humanité, radieuse au-dessus de tout horizon de vérité, d'amour et d'ultime salut. Sa totale confiance en Dieu et son abandon à Sa souveraine volonté ne sont-ils pas précisément le symbole même de ce « tawakkul » (abandon confiant en la volonté divine) dont l'islam a fait le fondement primordial de sa doctrine, fondement sans lequel la dévotion est vidée de son contenu et devient une grossière entreprise « de bons placements » pour la vie future.
Aussi est-elle chère aux deux grandes religions inspirées : le christianisme et l'islam. Chacune d'elle la vénère à sa manière avec respect et ferveur. L'islam d'aujourd'hui voit en elle l'emblème d'un éternel appel à la réconciliation de tous les croyants autour d'un monothéisme pur, tel qu'Abraham l'avait enseigné aux hommes et tel que Muhammad l'a rappelé et défendu pour qu'à l'unisson chacun puisse dire : « Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonae voluntatis. Laudamus te. »
Hamza Boukakeur (recteur de la Grande Mosquée de Paris entre 1957 et 1982)
© Hamza Boubakeur, Le Figaro, 21 décembre 1979 - avec l’aimable autorisation du Groupe Figaro
