
Dans un temps où l'incertitude prédomine et où les passions s'enflamment à chaque souffle d'air, la récente déclaration d'Emmanuel Macron, affirmant que « je ne suis pas sûr qu'on défende une civilisation en semant soi-même la barbarie », apparaît comme un cri du cœur au milieu d'un tumulte grandissant. Ce constat désolant, devenu monnaie courante, illustre une réalité d'une profondeur troublante : notre incapacité collective à transcender les émotions pour engager un débat serein, même sur les questions les plus pressantes du monde contemporain.
Les réactions suscitées par ces propos présidentiels ont été aussi variées qu'intenses, et reflètent les lignes de fracture qui parcourent notre société. D'une part, des figures politiques de l'opposition, notamment au sein des Républicains, ont dénoncé ces déclarations comme une véritable honte. Éric Ciotti, député et membre influent de ce parti, a évoqué la nécessité pour le président de « revoir sa copie », soulignant le risque que ces propos jettent sur la diplomatie française et sur les relations avec Israël. Du côté de La France insoumise, certains ont qualifié le discours du président de « déconnexion » avec les réalités du terrain, arguant que le langage utilisé trahit une mécompréhension profonde des enjeux géopolitiques.
D'autre part, le CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France) a exprimé une vive désapprobation, qualifiant les propos d’Emmanuel Macron d'inappropriés et d’inacceptables. Cette organisation a mis en garde contre le danger que ces déclarations puissent alimenter l'antisémitisme et affaiblir les soutiens à Israël dans un moment où les tensions sont déjà exacerbées. Les médias, quant à eux, ont amplifié ces réactions et souligné la polarisation croissante du débat public. Des éditorialistes et analystes ont critiqué l'absence de nuances dans le discours présidentiel, pointant du doigt la tendance à transformer des échanges diplomatiques en batailles idéologiques.
Cette tendance à la passion, plutôt qu'à la raison, est symptomatique d'une société qui privilégie la confrontation au dialogue. Des personnalités politiques, des commentateurs et des éditorialistes se lancent dans une bataille verbale, chacun cherchant à défendre une position sans réellement écouter l'autre. Les échanges, au lieu d'être constructifs, deviennent des joutes où l'émotion prime sur la raison, et où l'argumentation est souvent remplacée par des invectives. Cette dynamique ne se limite pas aux débats politiques ; elle s'étend à la sphère médiatique, où les analyses tendent à polariser les opinions plutôt qu'à explorer des perspectives nuancées.
Mais cette déclaration du président de la République, hélas, n'était pas la seule à agiter les réseaux sociaux cette semaine, en provoquant une tempête de violence verbale et d'incapacité à l'écoute mutuelle au sein de notre sphère médiatico-politique et intellectuelle. Une phrase chasse l'autre, et une polémique succède à une autre, créant une cacophonie où le dialogue constructif semble s'être évanoui. Dans ce climat délétère nous parvient le rapport de l'Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA)… Je ne peux m'empêcher de me pencher sur ce document qui suscite en moi une multitude d'interrogations. Arrêtons-nous d'abord sur les points factuels de ce rapport.
Le dernier rapport publié par l'Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne nous livre un tableau troublant de la réalité vécue par les musulmans en Europe. À une époque où le monde se débat dans les tourments d'une crise identitaire profonde, cette enquête, minutieusement réalisée, met en lumière une montée sans précédent de la discrimination, du racisme et du harcèlement à l'encontre de cette communauté. En effet, près de 47 % des musulmans affirment avoir été victimes de discrimination raciale, un chiffre en forte augmentation par rapport à 2016, où ils étaient 39 % à partager cette douloureuse expérience.
Les domaines d'impact sont multiples et alarmants : recherche d'emploi, lieu de travail, accès au logement, éducation et soins de santé. Il est particulièrement édifiant de constater que 39 % des musulmans rencontrent des difficultés lors de leur quête d'emploi, tandis que 35 % subissent cette discrimination sur leur lieu de travail. De surcroît, la surqualification de nombreux musulmans aggrave la situation, créant un paradoxe où des individus hautement qualifiés se voient attribuer des emplois peu valorisants. Les jeunes femmes musulmanes, dans ce contexte, sont particulièrement affectées, portant le poids d'une double discrimination, à la fois liée à leur genre et à leur religion.
Les témoignages recueillis par la FRA révèlent une souffrance systémique et un harcèlement raciste quotidien, exacerbés par une rhétorique antimusulmane qui, loin de se dissiper, semble se cristalliser au sein de l'espace public. Cette rhétorique déshumanisante, alimentée par les discours politiques et médiatiques, constitue un terreau fertile pour la haine et l'intolérance. Les récents conflits au Moyen-Orient sont souvent invoqués pour justifier cette hostilité, posant ainsi un défi moral pour nos sociétés européennes, qui se doivent d'incarner des valeurs de solidarité et de respect des droits humains.
Voici pour les faits. Reste maintenant les questions qu'ils soulèvent en moi : nos médias mainstream ont-ils pris la mesure de ce rapport ? A-t-il réellement suscité un débat public, digne de ce nom ? Dois-je, à ce stade, tirer la sonnette d'alarme ? Et comment aborder cette problématique sereinement, de manière à en faire un débat salutaire au sein d'une société moderne, nourrie des valeurs de la civilisation qui est la nôtre ?
Il me semble que ces données méritent d'être livrées telles qu'elles sont, car elles sont suffisamment édifiantes pour inciter chacun à les appréhender avec responsabilité. Mais là aussi, ce rapport, au-delà des chiffres qu'il expose, nous renvoie à la question essentielle de la « civilisation ». Je ne prétendrai pas m'aventurer à définir cette notion complexe, mais j'affirme sans ambages qu'elle est plurielle. Parmi les traits les plus représentatifs de la nôtre demeure sans conteste la liberté de penser, ce pilier qui devrait permettre à chaque citoyen d'exprimer ses préoccupations, ses interrogations, sans craindre d'être jugé ou marginalisé.
C'est cette liberté qui doit nourrir nos échanges et nos discussions, car seule une société capable de débattre, de s'interroger et de remettre en question ses certitudes peut espérer progresser vers un avenir plus lumineux. Dans cette optique, il nous incombe de nous engager, avec détermination et sagesse, dans un dialogue constructif, afin de bâtir ensemble une société qui incarne réellement les valeurs de respect, de solidarité et d'ouverture qui font notre fierté.
Dans ce contexte troublé, il convient de se pencher sur le sens même de « civilisation », ce concept si précieux, si chèrement acquis. Nous, qui nous vantions de défendre la liberté de penser, sommes aujourd'hui confrontés à l'inquiétante hégémonie d'une pensée unique, qui éclipse les voix discordantes. Dans un monde en perpétuelle mutation, où les certitudes vacillent sous le poids des événements, il est ironique de constater que la liberté d'expression, socle de nos valeurs, se trouve souvent mise à mal par ceux qui prétendent défendre un ordre établi.
Au fil des âges, la civilisation a toujours été en mouvement, sculptée par les avancées de l'humanité. La pensée critique a permis à notre société d'évoluer. Mais dans notre course effrénée vers le progrès, un constat amer émerge : la peur de l'isolement et du jugement social pousse trop d'individus à se plier à des idéologies dominantes, abandonnant ainsi le pluralisme essentiel à l'épanouissement d'une véritable civilisation.
Cette situation soulève des interrogations profondes : comment prétendre être une « civilisation éclairée » si nous ne savons accueillir la diversité des opinions ? Comment espérer grandir en tant que société si nous nous laissons emprisonner par la pensée unique, redoutant d'exprimer des idées jugées impopulaires ou dérangeantes ?
Il est impératif de retrouver cet espace de débat où l'écoute et le respect des différences prévalent sur les attaques personnelles et la rhétorique passionnée. La civilisation, en tant qu'entité vivante, se doit d'évoluer, non seulement pour survivre, mais pour s'épanouir. Cela exige une réinvention de nos pratiques de discussion, vers un dialogue constructif qui valorise la richesse des idées.
En clair, la capacité d'une civilisation à se remettre en question, à embrasser l'évolution, est ce qui lui confère sa véritable dynamisme. Face aux défis qui se dressent devant nous, il nous appartient de réaffirmer notre engagement envers la liberté de pensée et d'encourager une culture du débat qui transcende la simple confrontation. Ainsi, nous pourrions redécouvrir le sens profond de notre civilisation : un sanctuaire de partage, d'apprentissage et d'enrichissement mutuel.
À Paris, le 28 octobre 2024
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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