top of page

Le billet du Recteur (n°59) - À contre-jour de la République : l’invisibilisation des fêtes musulmanes



À quoi reconnaît-on une société malade, sinon à sa manière d’ignorer ce qui ne flatte pas son propre miroir ? Il est des silences plus retentissants que les cris. Et c’est dans ce mutisme sournois, dans ce refus poli de nommer, que se trame l’un des mépris les plus tenaces de notre temps : celui qui s’abat sur les citoyens musulmans de France, non par la censure brutale mais par l’effacement subtil.


Nous sommes en 2025, dans un pays qui a élevé la laïcité au rang de symbole, mais qui en fait une arme contre ceux qui, justement, croyaient y trouver refuge. Voilà le paradoxe. Tandis que les caméras et les reportages portent un œil bienveillant et attendri sur les célébrations d’autres cultes – et c’est tant mieux –, le Ramadan se passe, lui, dans l’ombre. Une ombre confortable. Celle qu’on réserve aux absents ou, pire encore, aux indésirables.


Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici de se complaire dans une posture victimaire. Le musulman de France n’est pas un quémandeur de reconnaissance, mais un acteur digne et digne d’être vu. Il prie, il jeûne, il partage. Pendant que certains saturent les plateaux de fantasmes sur l’« invasion halal » ou la « tyrannie du voile », des milliers de repas sont servis chaque soir dans les mosquées, et hors des mosquées. La Grande Mosquée de Paris, dans un silence médiatique absolu, distribue victuailles, chorba  et réconfort aux plus démunis — sans distinction de foi ni d’origine. Et pourtant, rien. Ni caméras, ni hommages officiels, ni éditoriaux.



Mais qu’un carton d’œufs vienne à manquer chez Carrefour, et le doigt se tend accusateur. L’origine du mal est toute trouvée : le Ramadan. L’Aïd. Les musulmans et leur supposée boulimie de blanc d’œuf. Le ministre s’en amuse à peine, et entre deux démonstrations de vigueur républicaine, lâche un « À bas le voile ! » comme on lancerait un os à ronger à une meute. L’image est brutale, certes. Mais ce n’est pas une métaphore : c’est un fait.


En mars 2025, cette logique de désignation et d’hostilité trouve un nouvel écho au sommet de l’État. Plusieurs déclarations politiques ont ravivé un climat de suspicion généralisée, sous couvert de neutralité. Le Premier ministre François Bayrou, convoquant une réunion de crise à Matignon, s’est appliqué à clarifier la ligne gouvernementale sur le port du voile dans le sport. Résultat : Aurore Bergé, ministre de l’Égalité, décrète que « nul signe religieux ostentatoire ne doit paraître lors des compétitions ». Gérald Darmanin renchérit, parlant d’une interdiction comme d’une « évidence ». Le débat, promptement récupéré par les figures de l’extrême droite, voit Julien Odoul accuser le gouvernement de mollesse face à « l’islam politique qui avance sans opposition ». Et pendant ce temps, le 15 mars, alors même qu’on célèbre la Journée internationale contre l’islamophobie, les musulmans français constatent que l’hostilité devient programme, que le soupçon se fait politique. La laïcité, jadis bouclier contre l’arbitraire, devient elle-même l’arme de ce dernier.


On invoque l’intégration, mais on nie les gestes les plus évidents d’insertion et de fraternité. Où sont les caméras quand des mosquées invitent préfets et maires à des iftars citoyens ? Où sont les micros quand, dans une ambiance de paix, de jeunes bénévoles musulmans servent des repas à des étudiants étrangers, à des SDF, à des personnes âgées ? Où est la France quand la France musulmane fait œuvre de solidarité ?


La réponse est simple : elle détourne le regard. Elle choisit ce qu’elle veut voir. Et cette cécité volontaire est le masque d’un rejet plus profond. Celui qui ne supporte pas l’idée qu’un citoyen puisse être pleinement français et visiblement musulman.


À l’étranger, d’autres chefs d’État savent parler. Justin Trudeau salue le Ramadan avec des mots qui touchent. Le roi Charles et son épouse envoient leur aide aux communautés musulmanes. Même le président Trump, pourtant peu enclin à la nuance, avait convié des musulmans à sa table pour l’iftar. Et la France, elle ? Elle regarde ailleurs.


Ce n’est pas tant la France qui est en cause, mais une certaine idée d’elle-même, vérolée par la peur, sclérosée par le fantasme d’un “nous” homogène, aux racines prétendument judéo-chrétiennes et aux horizons étroits. La République s’est construite sur l’universalité, mais elle se recroqueville aujourd’hui dans une identité défensive.


Qu’est-ce qu’un pays qui célèbre la fraternité en ignorant ceux qui la pratiquent ? Qui se dit laïque mais voit dans chaque musulman un suspect ? Qui exige l’invisibilité comme preuve de loyauté ? Un pays qui s’abîme, non pas dans l’islamisation — fantasme grossier — mais dans l’oubli de ses propres promesses.


Le mépris n’est pas un destin. C’est un choix politique. Et il est temps que ceux qui le perpétuent aient à en rendre compte.


— Fin de non-recevoir à l’effacement, par un citoyen qui regarde la République droit dans les yeux.



À Paris, le 1er avril 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris



 



 

RETROUVEZ TOUS LES BILLETS DU RECTEUR SUR CETTE PAGE :


Comentários


bottom of page