top of page

Le billet du Recteur (n°79) - Voir, c’est aussi comprendre

ree

Voir n’est pas seulement un acte biologique : c’est une manière d’habiter le monde. Nos yeux ne se contentent pas de capter la lumière ; ils discernent, ils reconnaissent, ils jugent, parfois même ils pardonnent. La vue, en vérité, est une forme de conscience. Et quand elle s’altère, c’est souvent le rapport au monde qui se trouble. C’est cette idée simple et essentielle qui inspire la Journée mondiale de la vue, le 9 octobre, à laquelle la Grande Mosquée de Paris s’associe avec conviction. Nous y organisons un dépistage visuel gratuit, parce que la santé n’est pas un privilège, mais un droit. Et parce que le regard fait partie de cette dignité que nous devons protéger ensemble, pouvoirs publics, institutions, communautés, citoyens.

 

La foi musulmane nous enseigne que le corps humain est un dépôt, amana confié par Dieu. Ce dépôt engage notre responsabilité : le négliger, c’est faillir à notre devoir spirituel. Prendre soin de soi, c’est prolonger l’acte créateur dans une fidélité active.


C’est pourquoi une mosquée n’est pas seulement un lieu de prière, elle est une maison de la miséricorde et des vulnérabilités. Elle n’appartient pas à un seul registre : elle est à la fois le refuge du cœur et l’abri du corps.


En cela, elle partage avec la République une même vocation : celle de protéger la vie, de rendre visible ce qui relie les êtres humains au-delà de leurs différences.


La République le fait par la loi et la solidarité ; la foi, par la miséricorde et la reconnaissance. Toutes deux s’enracinent dans un même devoir : prendre soin de la fragilité humaine. Et c’est peut-être là que se rencontrent leurs langages, celui de la raison et celui de la compassion.


Je crois que cette fraternité entre la foi et la République, je l’ai pressentie très tôt, avant même de savoir la nommer.


Je garde, de mon enfance, l’image d’un cousin aveugle qui m’a profondément marqué.


Il avançait lentement, guidé par sa canne blanche, et son visage semblait tourner vers un horizon que nous ne pouvions pas voir. Dans l’ignorance de l’enfance, nous pensions que sa cécité était contagieuse. Nous mêlions à sa présence une forme de peur naïve, comme si l’obscurité qui l’accompagnait pouvait se transmettre. Mais, derrière cette peur, il y avait une tendresse désarmée.


Plus tard, j’ai compris qu’il voyait autrement.


Son regard intérieur était plus perçant que le nôtre. Il écoutait les voix comme on déchiffre un texte sacré. Il percevait les nuances d’une émotion qu’aucun œil n’aurait pu saisir.


Il est devenu un haut magistrat.


Moi, j’ai choisi la voie du droit et de la foi, mais lui, privé de la vue, rendait justice avec une clairvoyance que j’ai toujours enviée.


Je crois que cette expérience a forgé en moi une conviction : la cécité n’est pas absence de lumière, mais invitation à la chercher ailleurs.


Simone Weil disait que l’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité.


C’est exactement cela, la prévention. C’est une attention portée à l’autre avant même qu’il ne souffre, une manière de conjurer l’injustice du mal avant qu’elle ne s’installe.


En organisant cette journée de dépistage, la Grande Mosquée de Paris veut rappeler que la foi n’est pas un repli, mais une ouverture, que la spiritualité ne s’oppose pas à la science, et que la prière trouve sa pleine signification lorsqu’elle se traduit en acte pour autrui.


Notre époque souffre d’un double aveuglement : celui du regard saturé d’images, et celui du cœur épuisé d’indifférence. Face à cela, nous devons apprendre à voir autrement : avec justesse, avec gratitude, avec lucidité.


La santé publique n’est pas qu’une affaire d’hôpitaux ou de budgets ; elle est le visage concret de la solidarité nationale.


Et chaque institution, religieuse ou laïque, doit en être le relais. Non par devoir d’apparat, mais par fidélité à ce qui fonde la nation : la fraternité dans la vigilance.


Jeudi 9 octobre, celles et ceux qui franchiront les portes de la Grande Mosquée pour faire examiner leurs yeux accompliront bien plus qu’un geste médical.


Ils rappelleront, silencieusement, que la lumière se partage.


Et qu’en sauvant la vue, on sauve aussi la capacité de comprendre, d’aimer, de reconnaître.


Parce qu’en définitive, voir, c’est aussi comprendre.


Et comprendre, c’est déjà un peu guérir.



À Paris, le 6 octobre 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris




ree


RETROUVEZ TOUS LES BILLETS DU RECTEUR SUR CETTE PAGE :

Commentaires


bottom of page