Le billet du Recteur (n°82) - "Des identités blessées"
- Guillaume Sauloup
- il y a 2 heures
- 4 min de lecture

Il ne m’appartient pas de faire la publicité d’un livre dont la vocation, semble-t-il, est d’attiser les peurs et de rallumer les braises du soupçon. Pourtant, devant la bulle médiatique qu’il a suscitée et le succès qu’il semble rencontrer, je me suis senti tenu d’en dire un mot non pour le commenter, mais pour en mesurer l’effet. Non sur le marché des idées, mais sur les consciences, et d’abord sur celles de nos jeunes concitoyens musulmans. Car, disons-le franchement : ce genre d’ouvrage ne laisse jamais indemne. Il ne blesse pas seulement l’intelligence ; il entame la confiance. Il ne déforme pas seulement l’histoire ; il façonne, insidieusement, le regard qu’une nation porte sur une part d’elle-même. Je me dois de parler sans détour de ce livre : Populicide, signé Philippe de Villiers.
Le musulman que je suis
Le musulman que je suis et dont les cheveux blancs témoignent moins de la sagesse que de l’usure, regarde tout cela avec un mélange de lassitude et de tristesse.
J’ai vu, depuis des décennies, ces vagues revenir : l’invasion supposée, la peur du califat, la « halalisation » des esprits, comme l’écrit Philippe de Villiers.
Et je me dis que ce n’est plus nous, musulmans adultes, qui en pâtirons le plus, mais ces jeunes Français, nés ici, aimant ce pays, portant un prénom arabe ou un héritage de foi.
Ce sont eux qu’on renvoie sans cesse à une altérité fabriquée, à une différence soupçonnée.
Ce sont eux qui liront, ou entendront, qu’ils sont les enfants du « meurtre du peuple français ».
Le juriste que je suis
Le juriste que je suis ne peut s’empêcher de tressaillir à un passage relevé par Jean-Michel Apathie. En effet, l’auteur du livre raconte que Vincent Bolloré lui-même aurait commandé son émission télévisée.
Cette anecdote, si elle est exacte, mettrait un homme sous serment en délicate posture. Je n’entre pas ici dans le fond du dossier, mais je note ce paradoxe : que ceux qui se proclament gardiens de la vérité, pourfendeurs du mensonge, puissent, par ambition ou par calcul, mentir à la République et à Dieu tout à la fois.
Et l’on en vient à penser, non sans mélancolie, que nous avons peut-être perdu plus que des batailles d’idées : nous avons perdu des batailles d’éthique.
Le lecteur que je demeure
Et puis, en refermant ce livre, j’ai pensé à un autre ouvrage et à un autre auteur: Amine Maalouf, Les Identités meurtrières. Deux mots qui résonnent étrangement aujourd’hui.
Ce livre, paru à la fin des années 1990, avait bouleversé la société française. Il parlait de l’identité, non comme d’une frontière, mais comme d’une passerelle.
Et dans cette époque, « le Sarrazin », pour reprendre le mot de M. de Villiers, n’était pas représenté dans les médias par la peur, mais par le savoir, la poésie, la lucidité.
Les Français de toutes origines lisaient Maalouf, l’écoutaient, l’admiraient.
Son arabité n’était pas un prétexte à la méfiance, mais une contribution à la culture française. Et la France, reconnaissante, l’a accueilli sous la Coupole de l’Académie.
C’est là tout un contraste avec notre temps : lorsqu’un écrivain venu du Levant parlait de la France, il lui offrait un miroir ; lorsqu’un aristocrate politicien parle aujourd’hui du monde arabe, il lui intente un procès.
L’un, Maalouf, a cherché à comprendre le monde ; l’autre, De Villiers, semble vouloir s’en venger. L’un, par sa plume, a offert à la France de l’intelligence et de la culture ; l’autre, par sa rancune, espère que la France lui offrira la gloire posthume du Panthéon.
Car, à la fin de son livre, Philippe de Villiers écrit, et Jean-Michel Apathie l’a justement relevé, ces lignes étonnantes : « Un jour, quand je m’en irai, je dirai à Dieu, à ce trésor, à cette France qui coule dans mes veines : je rêve que ce jour-là, la France me prenne dans ses bras. »
C’est là, au fond, un appel du pied à l’éternité, une candidature littéraire à la postérité. Mais la postérité, en France, ne s’achète pas à coup de diatribes : elle se mérite par la pensée, la création, le don de soi.
Amin Maalouf est entré à l’Académie française de son vivant ; De Villiers rêve d’entrer au Panthéon après sa mort. C’est toute la différence entre ceux qui bâtissent la France et ceux qui voudraient que la France bâtisse leur postérité.
Cela ayant été dit, je n’ai donc aucune intention de prolonger la polémique.
Mais je voudrais, au détour de cette réflexion, rappeler que la France n’est pas un champ de ruines identitaires ; elle est un espace de promesses inachevées. Elle ne meurt pas du mélange : elle s’étiole quand elle oublie son souffle.
Et ce souffle, on le retrouve parfois dans le silence d’une mosquée, parfois dans la ferveur d’une église, souvent dans le livre d’un poète.
C’est cela, au fond, que les « populistes » ne comprendront jamais : qu’on ne tue pas un peuple par la diversité de ses visages, mais qu’on peut l’affaiblir, oui, par la pauvreté de sa pensée.
Je n’en veux à personne. Ni à ceux qui écrivent par peur, ni à ceux qui lisent par colère.
Mais j’appelle à la lucidité. Que l’on cesse de présenter les musulmans de France comme les agents d’un complot civilisationnel. Ils sont les enfants d’un même pays, et, pour beaucoup d’entre eux, les héritiers de ceux qui ont défendu la liberté quand d’autres se taisaient. La République ne leur doit pas l’absolution, mais la justice.
Et puisqu’il est question de livres, je dirai simplement ceci : les livres peuvent tuer la raison ou la nourrir.
Celui de Philippe de Villiers réveille les fantômes.
Celui d’Amine Maalouf éclaire les vivants.
Entre ces deux voies, la France devra, un jour ou l’autre, choisir sa respiration.
À Paris, le 28 octobre 2025
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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