Le billet du Recteur (n°89) - Là où l’humanité précède les catégories
- Guillaume Sauloup
- il y a 4 heures
- 4 min de lecture

En ce 17 décembre, date à laquelle les Nations unies rappellent au monde la réalité humaine des migrations, il convient d’abord de suspendre toute analyse pour accomplir un geste plus élémentaire, plus ancien que nos débats : se tenir aux côtés des familles juives endeuillées, frappées dans leur intimité lors des célébrations de Hanouka à Bondi Beach en Australie.
Aucune cause, aucune commémoration, aucune abstraction politique ne peut se substituer à cette reconnaissance première de la douleur et du chagrin. Nommer la violence antisémite pour ce qu’elle est, refuser sa banalisation, rappeler qu’elle demeure une blessure vive de nos sociétés, voilà le préalable sans lequel toute parole publique devient vaine, voire indécente.
C’est pourtant à l’intérieur même de cette tragédie qu’un fait est venu troubler les grilles de lecture trop rapides. Non pas un discours. Non pas une revendication. Un acte de bravoure exceptionnel.
Un homme s’est avancé, seul, déterminé, là où d’autres fuyaient. Il n’a pas raisonné en termes d’identité, de statut ou d’origine. Il a agi.
Ahmed Al-Ahmed n’a pas cherché à incarner quoi que ce soit. Réfugié syrien, père de famille, installé en Australie après l’exil, il n’a revendiqué ni héroïsme ni exemplarité. Il a désarmé l’un des assaillants, au péril de sa propre vie. Son corps en porte les marques. Mais ce geste, lui, dépasse l’événement. Il vient heurter frontalement certaines évidences paresseuses qui saturent trop souvent l’espace public.
Car l’idée selon laquelle l’immigration porterait en elle une violence spécifique — presque naturelle – ne résiste pas longtemps à l’examen. Elle repose moins sur l’analyse que sur la peur. La violence n’est pas un produit d’importation. Elle traverse toutes les sociétés, toutes les histoires nationales, tous les groupes humains. L’exil peut fragiliser, la précarité peut désorganiser, la souffrance peut engendrer des dérives. Mais faire de l’origine une cause, de l’étranger un suspect par principe, revient à transformer une réalité complexe en récit accusatoire.
Il en va de même de l’amalgame persistant entre islam et antisémitisme. Oui, des musulmans peuvent être antisémites — comme des chrétiens l’ont été et le sont encore, comme des juifs peuvent nourrir une hostilité envers les musulmans. Aucune société n’est indemne de ces dérèglements. Mais aucune foi ne se confond avec ses dévoiements. Aucune tradition spirituelle ne peut être réduite à ses marges pathologiques. Être musulman n’est pas être antisémite. Pas plus qu’être juif n’est être islamophobe, ni être chrétien être hostile à l’altérité.
Le geste d’Ahmed Al-Ahmed ne doit donc pas être lu comme une exception héroïque venant corriger une règle implicite. Ce serait encore une manière de maintenir le soupçon. Il s’inscrit, au contraire, dans une continuité morale plus profonde, trop souvent occultée parce qu’elle dérange les récits simplificateurs.
L’histoire musulmane, lorsqu’on accepte de la considérer sans prisme idéologique, est traversée par ces figures de protection silencieuse. L’émir Abdelkader, à Damas, sauvant en 1860 des milliers de chrétiens promis au massacre. Si Kaddour Benghabrit, fondateur et premier recteur de la Grande Mosquée de Paris, utilisant les ressources de l’institution religieuse pour soustraire des juifs aux rafles nazies. Ces actes n’étaient ni médiatiques ni stratégiques. Ils relevaient d’une même grammaire éthique : lorsqu’une vie est menacée, la neutralité devient complicité.
Ahmed Al-Ahmed appartient à cette lignée-là. Non celle de la foi brandie comme un étendard identitaire, mais celle de la foi vécue comme une exigence intérieure. Une foi qui n’érige pas de frontières, mais impose des responsabilités. Une foi qui ne réclame pas de reconnaissance, mais se manifeste dans l’instant où l’autre est en danger.
Et pourtant, en France comme ailleurs en Europe, le débat public continue trop souvent d’assigner les musulmans à une épreuve permanente de loyauté. Comme si leur appartenance devait être sans cesse vérifiée. Comme si chaque drame survenant quelque part appelait une justification collective. Cette logique, insidieuse, fragilise la promesse républicaine elle-même. Car une démocratie s’affaiblit lorsqu’elle cesse de distinguer entre individus et catégories, entre responsabilités personnelles et appartenances supposées.
Les lois, même inspirées par le souci de l’ordre et de la cohésion, peuvent devenir problématiques lorsqu’elles cessent d’être des cadres communs pour se transformer en dispositifs de suspicion ciblée. La République ne se renforce pas en assignant, mais en protégeant. Elle ne s’honore pas en simplifiant, mais en tenant dans le même temps la sécurité et la dignité, la vigilance et la justice.
Ahmed Al-Ahmed n’a rien demandé. Il n’a revendiqué ni identité, ni mérite particulier. Par un geste brut, immédiat, il a rappelé ce que tant de discours finissent par obscurcir : l’humanité précède les catégories, et la foi, lorsqu’elle est vécue dans sa profondeur, ne sépare pas, elle oblige.
C’est peut-être cela, au fond, que cette Journée internationale des migrants devrait nous aider à comprendre. Non une abstraction sur des flux ou des chiffres, mais une vérité fragile et décisive : les sociétés tiennent debout grâce à celles et ceux qui, venus d’ailleurs ou nés ici, choisissent un jour de protéger l’autre sans condition, sans calcul, sans bruit.
À Paris, le 17 décembre 2025
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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