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Le billet du Recteur (n°68) - Cinq buts et une pensée pour la République



Cinq. Cinq comme les doigts d’une main.
 Le score du Paris Saint-Germain, sacré champion d’Europe. Cinq comme les piliers de la foi musulmane. Cinq comme les prières (Salât) d’un jour. Mais aussi cinq comme les différences qui, loin de diviser, composent une main. Une main entière, puissante, faite de contrastes — un doigt plus court, l’autre plus long, un majeur imposant, un annulaire discret — et pourtant inséparables. C’est cela, peut-être, que la France devrait méditer : cette main qui agit, qui console, qui bâtit… et qui tient ensemble ce qui ne se ressemble pas.


Dans l’équipe victorieuse, il y avait des noms qui chantent les mille visages de la République. Achraf Hakimi, Ousmane Dembélé, Yoram Zague, Presnel Kimpembe, Naoufel El Hannach, Ibrahim Mbayé. Tous enfants de ce siècle, joueurs issus d’histoires mêlées, croyants fervents ou discrets, musulmans de culture ou de pratique — aux côtés de leurs frères en humanité, chrétiens ou athées. Aucune pancarte ne les séparait. Aucun slogan ne les distinguait. Seule la joie, partagée.


Et pourtant. Lorsque Désiré Doué, homme du match, a remercié Jésus-Christ à la fin de la rencontre, aucun tollé. Aucun débat télévisé, aucune tribune politique n’a crié à la mise en danger de la laïcité ou à l’emprise des églises. Et tant mieux. Car cette foi exprimée dans l’élan d’un moment de grâce, elle est sincère, digne. Mais osons l’honnêteté : si un joueur, tout aussi sincère, avait remercié Allah, la même ferveur serait devenue sujet d’enquête. La République, dans certains de ses visages, s’effraie encore du mot « Dieu » lorsqu’il est prononcé avec un accent venu du Sud ou du Croissant.


Il faut dire que le climat était déjà chargé. Sitôt le match terminé, les écrans ont été saturés d’images de désordres, de vitrines brisées, de visages jeunes, noirs ou arabes, souvent floutés, mais toujours identifiés comme « venus d’ailleurs ». L’indignation fut automatique, la condamnation générale. Mais les mots prononcés — parfois par des élus de la République — l’ont été avec une brutalité glaçante : des « barbares », des « animaux », des « étrangers à notre culture ». Et cet autre, celui qui vitupère parce qu’Emmanuel Macron, dans un moment fraternel, a osé dire « frère » à un joueur. Car, voyez-vous, « frère » serait un mot suspect, trop musulman, trop Frères musulmans. À ce stade, ce n’est plus une obsession, c’est une névrose.


Mais la réalité, la vraie, est ailleurs. Les chercheurs du sport le répètent depuis des années : la violence autour du football est multiforme. Patrick Mignon, Sébastien Louis, Christian Bromberger — tous s’accordent : on ne casse pas un abribus par piété. On ne lance pas un pavé au nom du Coran. Les causes sont ailleurs : rivalités anciennes, effet de foule, alcool, défaut d’encadrement, crispations sociales, extrémismes politiques de tous bords. Mais sûrement pas dans la foi ou l’origine. Accuser « l’immigration », c’est détourner le regard de ce qui blesse vraiment.


Ce qu’on montre en boucle, ce sont ces émeutes. Ce qu’on tait, c’est l’autre photo, celle qui ne fait pas vendre, un tweet de : Rachida Dati, ministre. Hakim, le capitaine, et la star mondiale DJ Snake. Trois visages, trois parcours, trois Français de confession musulmane ou d’héritage musulman. L’un le proclame, l’autre s’en éloigne, un troisième le vit dans l’intimité. Et cela aussi, c’est la France. La France dans sa diversité spirituelle, comme dans toutes ses autres pluralités. Il en est ainsi des monothéismes : certains croient, d’autres s’éloignent, d’autres encore cherchent. Il n’y a pas de vérité unique, mais un lien. Et c’est ce lien qui nous fonde.


Et puis, il y avait ces images simples, tendres, vraies. La mère de Hakimi, voilée. L’épouse de Dembélé, voilée aussi. Deux femmes, deux présences silencieuses, invitées sur la pelouse, les yeux brillants d’émotion, comme toutes les mères du monde lorsque leurs enfants touchent l’exception. Rien de spectaculaire. Rien à signaler. Et pourtant, ce simple tissu devenu si lourd à porter dans notre pays semblait, l’espace d’un soir, ne plus faire trembler les plateaux. Aucune chaîne d’info en continu pour crier au retour du patriarcat ou à la menace séparatiste. Aucune alerte spéciale pour dénoncer l’avancée de l’obscurantisme. Pas de rhétorique de panique sur le voile. Pas de menace islamiste sur le Sport. Pas d’homme politique dressé sur ses ergots pour prédire le crépuscule de la République.


Était-ce là un progrès ? Ou bien seulement une parenthèse, une accalmie dans le tumulte d’une société qui, il y a peu, hurlait « abat le voile » comme on prononce une condamnation, une exclusion, un exorcisme ? Une société où certains tribuns, drapés dans leur obsession de la neutralité, rêvent d’effacer de l’espace public jusqu’au soupçon de spiritualité visible. Où le mot « femme » ne peut être concilié avec le mot « musulmane » que sous condition d’effacement.


Et voilà que ces deux femmes, sans un mot, sans un geste militant, ont imposé leur présence comme une évidence. Leurs voiles n’ont pas troublé l’ordre public. Ils n’ont ni séparé, ni exclu. Ils étaient là, tout simplement, au cœur de la fête, dans la lumière d’un stade, dans l’amour d’un fils, dans la fierté d’un époux.


Le silence médiatique fut saisissant. Non pas parce qu’il consacrait enfin la paix, mais parce qu’il sonnait comme un répit. Comme si, ce soir-là, la République, fatiguée de ses soupçons, avait consenti à regarder ses enfants sans les interroger sur leurs mères.


Enfin, depuis la victoire, un nom est sur toutes les lèvres. Nasser Al-Khelaïfi, artisan discret d’un édifice bâti pierre après pierre qui reçoit toutes les louanges. Ce soir-là, ni son pays, le Qatar, ni son accent arabe n’ont fait trembler la République. Il n’a éveillé ni soupçon ni peur. Le mot « musulman » n’était pas un risque, mais une part du triomphe. Peut-être demain reviendront les discours d’alarme. Mais pour un soir, l’étranger n’était plus une question. Il était la réponse.


Et me voici, à contempler ce chiffre : cinq. Cinq buts. Cinq doigts. Cinq comme la khamsa, la main de Fatma. Cette main qui unit juifs et musulmans, dans la même invocation : « Que Dieu te garde du mauvais œil. »



Alors je dis, moi aussi, dans cette langue que j’aime, dans cette République que je sers : que Dieu préserve la France. 
De ses peurs. De ses divisions. De ceux qui veulent lui faire croire que ses enfants ne sont pas tous les siens.


Et qu’elle se souvienne qu’une main ne frappe pas. Une main unit.
Et que, parfois, elle marque cinq buts.



À Paris, le 2 juin 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris






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