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Le billet du Recteur (n°70) - Contre les barbaries du siècle, une éthique de la transcendance : le rôle des dignitaires religieux dans un monde en flammes


Le vacarme des bombes a recouvert la voix des sages. Partout, les ruines s’amoncellent plus vite que les fondations du dialogue. De Gaza à Kiev, de Khorramabad à Tel Aviv, les hommes s’entretuent au nom de causes qui, trop souvent, empruntent les habits souillés du sacré. C’est que nous vivons une époque désespérément dépourvue de transcendance critique, et d’une véritable intelligence du religieux.


En observant le monde d’aujourd’hui, il m’apparaît que le silence assourdissant des grandes consciences religieuses face à la spirale de la violence constitue une faillite éthique d’autant plus grave qu’elle survient dans un monde où la transcendance a été remplacée par la géostratégie et la morale par la cynique ingénierie des rapports de force. Ce n’est plus une « cause sacrée » qui motive les guerres, mais la conquête d’espaces d’influence, la consolidation de régimes en crise, la quête d’impunité dans un monde où le droit international s’effondre pierre après pierre. Pourtant, le discours religieux, manipulé et vidé de sa profondeur, continue d’être convoqué : non pour guider les consciences, mais pour les détourner ; non pour éclairer les peuples, mais pour les galvaniser.


Partout, ce ne sont pas des prophètes que l’on invoque, mais des récits mythifiés de domination et de revanche, mis en scène par des gouvernants qui savent que l’imaginaire religieux, même affaibli, reste un levier puissant sur les foules. On travestit la guerre sous les habits du sacré pour mieux anesthésier les esprits. Le nom de Dieu devient alors un mot de passe nationaliste, un slogan stratégique, un alibi sacrificiel. C’est là l’une des ruses les plus inquiétantes de la modernité politique : utiliser le langage du spirituel pour justifier des logiques qui lui sont radicalement contraires.


D’un côté, les États se livrent à cette opération de camouflage sémantique : Israël convoque la mémoire biblique pour redessiner des frontières, l’Iran mobilise le langage du martyre pour habiller son arsenal. Cette instrumentalisation n’est pas religieuse : elle est idéologique, populiste, nationaliste. Elle appartient à ce que Mohamed Arkoun a appelé une sécularisation par mimétisme sacré – une mise en scène d’arguments théologiques au service de calculs de puissance. De l’autre côté, en Europe notamment, les autorités religieuses, toutes confessions confondues, s’enfoncent dans des postures prudentes, soucieuses de ménager leurs interlocuteurs politiques, de préserver leurs sièges et leur audience, quand il faudrait qu’elles incarnent l’impertinence du juste.


Or, la mission du religieux – s’il veut rester fidèle à son origine – est de troubler la conscience quand elle s’endort sur le confort de l’indifférence, de dénoncer les travestissements du sacré par le pouvoir, de rappeler que le vrai Dieu n’est jamais au service d’un État, d’un arsenal ou d’un marché. Il est celui qui dérange, qui refuse les sacrifices humains, qui interroge les puissants et console les faibles. Il est l’Inconnu, l’Inaccessible, celui qui rend chaque vie unique, chaque guerre intolérable.


Repenser le rôle des dignitaires religieux


Ce monde fracturé exige des figures capables de transcender les frontières politiques et de redonner un sens à la sacralité de la vie humaine. Il ne s’agit pas de revenir à un âge d’or mythique, ni de plaider pour une gouvernance théocratique. Il s’agit d’appeler les religieux à redevenir des éveilleurs.


Comment ? En adoptant une pensée qui interroge, décape, relit les textes à la lumière de la raison et du contexte. Une pensée qui ne se réduit ni à la lettre morte, ni à l’idéologie. Une pensée qui sait que Dieu est plus grand que nos partis, nos patries et nos haines.


Les dignitaires religieux doivent devenir des médiateurs transcendants. Non pour bénir les armes, mais pour maudire la guerre. Non pour prendre parti entre les puissances, mais pour rappeler que chaque vie perdue – musulmane, juive, chrétienne, athée – est un échec de l’humanité tout entière.


Ils doivent aussi parler aux jeunes, à cette génération qui ne croit plus ni aux dogmes ni aux États, mais qui cherche, confusément, des repères éthiques. C’est ici que la parole spirituelle peut, si elle est juste, redevenir force politique au sens noble : force de paix, de lucidité, de consolation.


Une paix par la dignité


Je rejoins ici la voix du Vatican, qui rappelle que la paix véritable n’est ni l’absence de conflit ni l’équilibre de la terreur, mais la construction patiente de relations justes. Cette vision, enracinée dans la dignité humaine, est celle qu’il faut faire rayonner.


Loin des slogans, elle suppose un désarmement intérieur. Une pédagogie de la paix. Une théologie de l’altérité. Un refus du manichéisme, même quand les bombes pleuvent.


Vers une nouvelle alliance spirituelle


Peut-être faut-il désormais rêver d’un Conseil des consciences, réunissant imams, rabbins, prêtres, sages bouddhistes, philosophes laïcs, penseurs, poètes et mystiques de toutes les terres du globe. Non pour produire des communiqués, mais pour rappeler ensemble que l’homme est un être de relation, et que toute guerre qui oublie cela est une guerre contre lui-même.


Car ce qui manque aujourd’hui à notre monde n’est ni la technologie, ni les sommets diplomatiques, ni même les accords de cessez-le-feu. Ce qui lui manque, c’est une vision morale et humaniste, une sagesse capable de réconcilier la mémoire et le pardon, la justice et la compassion, le réel et l’espérance.


Cette vision peut jaillir aussi bien d’une parole religieuse libérée des pouvoirs que d’une conscience laïque éclairée par l’éthique du commun. Ce n’est pas l’appartenance confessionnelle qui sauvera, mais la capacité à s’élever au-dessus des clivages pour restaurer le lien entre les hommes – ce lien que le bruit des armes ne cesse de briser.



À Paris, le 17 juin 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris






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