Le billet du Recteur (n°80) - Ne pas différer la justice
- Guillaume Sauloup
- 15 oct.
- 4 min de lecture

Les images de joie et d’émotion qui ont parcouru le monde, montrant les otages israéliens enfin libérés retrouvant leurs familles, ont touché jusqu’aux consciences les plus endurcies. Dans ce cri de soulagement partagé, nous avons entrevu ce que pourrait être une humanité réconciliée avec elle-même : des enfants se blottissant à nouveau contre leurs mères, des visages marqués par l’angoisse redevenant lumière. Il serait indécent de ne pas s’en réjouir. Cette joie est celle de la vie qui reprend le dessus, de la peur qui s’éloigne, ne serait-ce qu’un instant, de l’humanité qui réapparaît.
Mais toute émotion sincère porte avec elle son envers : la douleur de ceux que l’on oublie. Car, à Gaza, la guerre n’a pas seulement brisé des murs, elle a disloqué le tissu même de l’existence humaine. Deux années de destruction méthodique ont réduit cette terre à une plaie ouverte. Plus de soixante-dix mille morts, des centaines de milliers de blessés, des générations d’enfants sans école, de femmes sans abri, d’hommes sans avenir. L’eau est rare, les hôpitaux sont devenus des cimetières, les mosquées des ruines. Et sous les débris, il reste encore des voix qui gémissent, des regards qui espèrent, des êtres qui, malgré tout, continuent de prier.
Ce que le président Donald Trump présente aujourd’hui comme un « nouveau Moyen-Orient » est peut-être, pour l’instant, une illusion d’ordre bâti sur des gravats. Oui, l’accord sur Gaza, signé au Caire, en présence des dirigeants égyptiens, qataris et turcs, est un fait diplomatique majeur. Il a permis, au moins temporairement, de faire taire le vacarme des armes et de ramener à la surface des vies retenues dans l’obscurité. Mais que vaut un cessez-le-feu sans horizon politique ? Que vaut une reconstruction si l’on ne rebâtit pas d’abord le sens même de la justice ?
En différant la question de l’avenir palestinien, en renvoyant la solution à deux États à un futur indéfini, l’accord risque de n’être qu’une parenthèse dans un cycle infini de violences. La paix ne se réduit pas à l’absence de guerre : elle exige la reconnaissance, la légitimité, la dignité. En différant ces éléments essentiels, on repousse le conflit, mais on ne l’éteint pas.
L’histoire du Proche-Orient nous enseigne que chaque trêve sans justice prépare la prochaine tragédie. Et l’histoire du monde nous rappelle que lorsqu’un peuple est maintenu dans la privation de ses droits fondamentaux, la paix universelle reste un mirage.
La Grande Mosquée de Paris, fidèle à sa vocation spirituelle et citoyenne, se réjouit sincèrement de chaque pas vers l’apaisement. Mais elle ne saurait taire son inquiétude devant une reconstruction qui se voudrait technique sans être morale. On ne rebâtit pas une ville sans rebâtir le droit. Et le droit, ici, c’est celui d’un peuple à disposer de lui-même.
La reconnaissance de l’État de Palestine, annoncée en septembre dernier par la France, fut un geste courageux. Elle a rappelé que la légalité internationale n’est pas un accessoire diplomatique, mais le fondement même de la paix. Elle a replacé la France dans le rôle qui a toujours été le sien : celui d’une nation qui ne cède pas à la fatalité et qui se dresse, par la force de la raison et du droit, contre la banalisation de l’injustice.
Mais cette reconnaissance, aussi symbolique soit-elle, ne peut rester orpheline d’actes concrets. Elle doit s’accompagner d’un effort collectif politique, économique, humanitaire , pour que les Palestiniens puissent redevenir acteurs de leur destin.
On ne peut exiger du peuple palestinien qu’il renaisse sans lui rendre le sol où il doit se tenir debout. On ne peut reconstruire Gaza si, dans le même temps, la Cisjordanie s’effondre sous le poids des colonies. La paix de demain se prépare dans les villages détruits, dans les écoles qui rouvriront, dans la réhabilitation d’un peuple qui a trop longtemps été réduit au statut de victime.
L’accord signé par Donald Trump évoque la création d’une force internationale, la mise en place d’une administration transitoire, l’exclusion du Hamas de toute gouvernance. Ces dispositions, si elles peuvent répondre à une logique sécuritaire, ne sauraient remplacer la légitimité démocratique d’un peuple. Gouverner pour les Palestiniens sans les Palestiniens, c’est prolonger la dépossession. C’est vouloir guérir une blessure en la recouvrant de silence.
La vraie paix exige du courage moral, non seulement de la part des puissances étrangères, mais aussi des acteurs régionaux. Il est temps de sortir des calculs, des vengeances, des stratégies d’influence pour revenir à la parole simple de la justice.
Cette justice, le Coran la nomme avec majesté : « Inna Allâha ya’muru bil-‘adli wa-l-ihsân », Dieu ordonne la justice et la bonté. Elle n’est pas un idéal lointain, mais un devoir quotidien. C’est la justice qui fonde le vivre-ensemble ; c’est elle qui rend la paix possible.
La France, par sa tradition universaliste, peut encore rappeler à tous que le droit des peuples n’est pas négociable. Elle l’a fait hier en reconnaissant l’État de Palestine. Elle doit aujourd’hui le faire en soutenant, avec constance, la réalisation de cette reconnaissance dans les faits : par une aide à la reconstruction, par une diplomatie active, par une voix claire au sein des Nations unies.
Enfin, au-delà de la politique, c’est notre humanité qu’il faut reconstruire. Il s’agit d’être du côté de la paix, c’est-à-dire du côté de l’humain. Chaque camp a ses douleurs, ses morts, ses peurs. Mais la mesure d’une civilisation, disait le grand islamologue Mohammed Arkoun, se lit dans sa capacité à transformer la douleur en intelligence.
Puissions-nous, à la suite de ces heures de larmes et d’émotion, ouvrir enfin la porte d’un avenir partagé : deux peuples, deux États, côte à côte, se regardant non plus à travers la peur, mais à travers la reconnaissance mutuelle.
La paix, disait le Prophète Mohammed (que la paix et la bénédiction soient sur lui), n’est pas un mot que l’on prononce, c’est une œuvre que l’on bâtit. À nous de ne pas la différer.
À Paris, le 15 octobre 2025
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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