Le billet du Recteur (n°88) - La laïcité française : une promesse de liberté à préserver
- Guillaume Sauloup
- il y a 3 heures
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En ce mois de décembre 2025, la France célèbre un anniversaire discret mais décisif : les cent vingt ans de la loi du 9 décembre 1905, qui a fondé la séparation des Églises et de l’État. Peu de textes ont, avec une économie de mots aussi remarquable, façonné durablement notre manière de vivre ensemble. Peu de lois ont traversé les épreuves du temps sans perdre leur force ni leur actualité.
Née dans une France meurtrie par des conflits idéologiques et religieux profonds, cette loi ne fut ni un texte contre la foi ni une proclamation d’indifférence spirituelle. Elle fut un acte de sagesse politique : reconnaître la pluralité des convictions humaines et organiser leur coexistence pacifique sous l’autorité d’un droit commun, dégagé de toute tutelle confessionnelle.
Cent vingt ans plus tard, alors que la société française est plus diverse, plus traversée par les mémoires et les appartenances qu’elle ne l’a jamais été, la laïcité demeure une promesse intacte. À condition de ne pas la réduire à une mécanique défensive ou à un slogan identitaire. Elle exige aujourd’hui, plus encore qu’hier, un effort de compréhension, de rigueur intellectuelle et de fidélité à son esprit fondateur.
C’est à cette laïcité-là que nous devons revenir.
La laïcité française n’est ni un accident de l’histoire, ni une concession faite aux religions, ni une arme tournée contre elles. Elle constitue l’une des grandes constructions intellectuelles et juridiques issues de l’effort séculaire de la France pour penser la coexistence des convictions dans un espace commun. Elle relève de cette sagesse politique rare qui consiste non pas à trancher les consciences, mais à les protéger.
Il est bon, en ces temps de crispations et de paroles hâtives, de revenir au sens profond de ce principe. Non pour le sanctuariser. Mais pour le comprendre. Non pour l’instrumentaliser, mais pour l’habiter.
Dès 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pose un jalon décisif : nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, tant que leur expression ne trouble pas l’ordre public. Cette phrase courte contient une révolution conceptuelle. La foi cesse d’être un fait politique ; elle devient un droit de la personne. La conscience est libérée du pouvoir.
La loi de 1905 prolonge cet acte fondateur. Elle opère une séparation non entre la société et le religieux mais entre l’État et toute prétention spirituelle à gouverner le politique. En affirmant conjointement la liberté de conscience et la neutralité de la puissance publique, elle crée un espace inédit : celui où la pluralité religieuse devient possible sans hiérarchie, sans tutelle, sans privilège.
C’est dans ce cadre que l’islam a trouvé en France les conditions de son déploiement institutionnel. Il faut le dire sans détour : l’islam de France ne s’est pas développé malgré la laïcité, mais grâce à elle. Grâce à l’égalité de traitement qu’elle instaure ; grâce à la protection qu’elle offre contre toute religion dominante ; grâce enfin à la distance qu’elle impose entre la foi et l’État.
Pour les musulmans de France, la laïcité constitue un avantage majeur. Elle garantit que nul ne leur demandera une allégeance religieuse officielle pour être reconnus citoyens. Elle garantit aussi que nul ne pourra leur imposer une norme religieuse au nom de l’ordre politique. Elle protège la foi contre le pouvoir, et le pouvoir contre la foi. Ce double mouvement est précieux.
Encore faut-il rappeler que la laïcité n’est pas une simple addition d’interdits. Elle repose sur un équilibre exigeant : des libertés vastes, des restrictions limitées, toujours justifiées par l’ordre public. Le droit n’autorise pas l’État à gouverner les consciences, ni à prévenir des croyances comme on préviendrait des délits. Il protège des libertés. Il ne façonne pas des âmes.
C’est pourquoi il est essentiel de rester attentif à la manière dont les lois sont évoquées, interprétées, parfois dévoyées. Les lois peuvent être parmi les mieux pensées, les plus précisément écrites, les plus légitimement adoptées ; elles n’échappent jamais au risque de manipulation. Ce risque n’est pas seulement juridique. Il est aussi politique, médiatique, symbolique.
Lorsque la peur s’invite dans l’interprétation du droit, celui-ci change de nature. Il cesse d’être un cadre commun pour devenir un signal adressé à une partie de la population. Lorsqu’on laisse entendre que certaines pratiques religieuses ordinaires seraient, par elles-mêmes, des menaces, on glisse alors presque imperceptiblement d’une laïcité de protection vers une laïcité de suspicion.
Ce glissement est dangereux. Non parce qu’il fragiliserait une religion en particulier, mais parce qu’il affaiblit ce qui fait la force de la République : sa capacité à tenir ensemble liberté et égalité sans céder à l’angoisse de la diversité.
Aux musulmans de France, je veux dire ceci clairement : la laïcité n’est pas votre adversaire. Elle est l’une des conditions de votre liberté intérieure et de votre dignité civique. Elle vous reconnaît comme citoyens à part entière, non comme croyants tolérés. Elle vous protège aussi contre ceux qui, au nom d’une lecture politique de la religion, voudraient confondre foi et pouvoir.
Mais cette promesse ne tient que si la laïcité reste fidèle à elle-même. Si elle demeure un principe de droit, et non un réflexe de peur. Si elle n’est pas utilisée comme une langue de soupçon, mais comme une grammaire de la coexistence.
La vigilance est donc nécessaire. Vigilance des responsables politiques dans leur usage des mots. Vigilance des institutions dans leur application du droit. Vigilance aussi des citoyens, croyants ou non, face à toute tentative de réduction d’un principe universaliste à un outil de désignation.
La France n’a jamais été aussi forte que lorsqu’elle assumait sa complexité. La laïcité est l’une de ses plus belles inventions intellectuelles. Encore faut-il ne pas la trahir en la simplifiant, ni l’abîmer en l’instrumentalisant.
Préserver la laïcité aujourd’hui, ce n’est pas la durcir.
C’est la comprendre.
Et rappeler, inlassablement, qu’une République ne se protège jamais durablement en affaiblissant les libertés de ceux qui lui sont fidèles.
À Paris, le 8 décembre 2025
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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