Dans le vaste échiquier médiatique qui façonne notre compréhension du monde, deux tragédies récentes se sont distinguées par des récits marqués par la dissonance. La manière dont ces événements ont été relatés met en lumière les mécanismes insidieux de la stigmatisation et l'émergence de l'ennemi intérieur.
Lorsque le samedi 13 avril, Sydney a été le théâtre d'une attaque sanglante, la narration s'est tournée vers la compassion et la compréhension. L'assaillant, un homme de 40 ans souffrant de troubles mentaux, a été présenté comme une victime autant qu'un agresseur. La douleur psychique a été mise en avant comme la force motrice derrière l'acte, éclipsant toute idéologie ou motivation politique. Le récit a oscillé entre la tragédie humaine et l'appel à une meilleure prise en charge des troubles mentaux.
À l'opposé, deux mois plus tôt, la Gare de Lyon a offert un tableau médiatique bien différent. L'assaillant, un Malien de 32 ans, a été scruté sous toutes les coutures, chaque détail de son parcours de vie étant dévoilé pour tenter de comprendre le geste tragique. Son passé migratoire, son statut légal en Italie, et même ses publications sur les réseaux sociaux ont été analysés pour dessiner un profil complexe, souvent réduit à une menace potentielle.
Cette dichotomie dans le traitement médiatique soulève des questions troublantes sur la manière dont l'identité et l'origine peuvent influencer la perception des actes de violence. L'ennemi intérieur, dans le cas de la Gare de Lyon, a été construit à partir d'un mélange d'identité, de statut migratoire, et de troubles psychiques, alimentant ainsi les préjugés et renforçant les divisions au sein de la société.
À travers le prisme médiatique, une forme d'absolutisme de la « vérité », qu'il soit conscient ou inconscient, ne se limite pas à déformer la réalité ; il nourrit également une dynamique dangereuse qui divise et polarise notre société. À l'ère de la communication instantanée et de l'information en continu, les médias assument un rôle prédominant dans la définition et la propagation de l'image de l'ennemi intérieur. Cette expression, qui prolifère depuis quelques années, s'étend comme une mauvaise herbe envahissant notre jardin, jadis riche de sa diversité.
L'ennemi intérieur sert de symbole à tous nos maux, permettant de détourner l'attention des véritables enjeux sociaux et économiques qui traversent notre société. Il est indéniable que les médias, en tant que relais entre les événements et le public, possèdent le pouvoir de définir les contours de cet ennemi, de le personnaliser et de lui attribuer des caractéristiques souvent réductrices. Ils contribuent ainsi à cristalliser les tensions sociales, en identifiant des boucs émissaires et en alimentant les peurs collectives. Cette représentation, souvent binaire et manichéenne, ne reflète que rarement la complexité des enjeux et des réalités qui sous-tendent les conflits contemporains.
En mettant l'accent sur certains aspects de l'ennemi, comme un attaquant « criant Allahou Akbar », qui pourrait tout aussi bien être un individu reconnu comme déséquilibré, les médias (à quelques exceptions près) peuvent créer une distorsion de la réalité. Ils favorisent ainsi l'émergence d'une vision simplifiée et polarisée de l'adversité. Cette stigmatisation médiatique, en renforçant les clivages et les préjugés, contribue à la construction d'un ennemi intérieur, perçu comme une menace imminente pour l'identité, les valeurs et la sécurité de la nation.
Il est crucial de souligner qu'il ne s'agit pas d'une tentative de négation de la réalité des faits lorsqu'ils se produisent. Si lors d'une attaque, l'assaillant invoque son appartenance à l'islam, ce fait demeurera. Cependant, nous devons tous nous interroger : la religion revendiquée par un individu doit-elle primer sur sa capacité à comprendre le monde ? Si tel est le cas, cette approche devrait être réservée à tous les individus perturbés.
En écrivant cela, il ne s'agit pas de minimiser la menace que représentent les extrémistes djihadistes. Cette menace est tout aussi sérieuse que celle de l'extrême droite, qui la suit de près et est en augmentation, comme l'a signalé le Centre de recherche sur l'extrémisme de l'université d'Oslo en octobre dernier. Toutefois, un fait divers demeure un fait divers, quelles que soient les revendications de son auteur. Car, nous devrions tous être d'accord sur le fait que seules des personnes dérangées commettent de tels actes.
Au-delà de cette réflexion, qui ne fera certainement pas consensus, ce qui demeure inquiétant, c'est la différenciation dans le traitement de situations similaires selon que le protagoniste soit musulman ou non. Cette distinction alimente davantage un climat anxiogène et délétère, amplifiant ainsi les divisions au sein de notre société.
Il est aujourd’hui urgent de reconnaître que la stigmatisation médiatique et la construction de l'ennemi intérieur sont des phénomènes alarmants qui méritent notre attention et notre réflexion. Elles reflètent les tensions et les divisions de notre société, mais elles sont également le reflet de nos peurs et de nos préjugés. En déconstruisant ces mécanismes, nous pouvons aspirer à une vision plus unifiée et plus humaine du monde qui nous entoure.
Enfin, il est admis que la vérité absolue reste un mythe et que tout dépend de l'angle de vision adopté. Tout en soulignant la sacralité de la liberté de la presse, il est essentiel que nous, en tant que société, réfléchissions à nos responsabilités individuelles et collectives. Chacun, dans son rôle, doit s'efforcer non seulement de garantir la véracité de l'information, mais aussi de maintenir son impartialité pour assurer une société équilibrée et bien informée... à suivre.
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