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Notre mosquée (n°37) - Fraternité oubliée



Lors de la commémoration de la Grande Guerre, j’ai découvert un lien direct avec la Grande Mosquée de Paris, construite en 1926 en hommage à la contribution des soldats musulmans morts pour la France. Ce fait historique semble largement reconnu et ne fait l’objet d’aucune contestation notable. Souhaitant approfondir ce sujet, j’ai choisi de m’intéresser cette fois à la Seconde Guerre mondiale, soit quatorze ans après l’inauguration de la mosquée, pour comprendre ce que les musulmans ont fait pour la France durant ce second conflit mondial.


Des figures musulmanes face à l'Occupation


Mes premières recherches ont fait émerger deux figures marquantes, il s’agit de Si Kaddour Benghabrit, premier recteur de la mosquée, et Abdelkader Mesli, un imam engagé. Elles ont également mis en lumière un sujet de controverse, celui du rôle de la Grande Mosquée de Paris en tant que lieu de refuge pour les Juifs pendant l’Occupation nazie.


Connaissant les principes éthiques de l’islam et les enseignements du Prophète (paix et bénédictions sur lui), il me paraît tout à fait crédible que des musulmans aient tendu la main à des Juifs persécutés pendant la Seconde Guerre mondiale. L’islam enseigne en effet la protection des innocents, la justice et la dignité humaine, quelles que soient la religion ou l’origine des personnes. Le Coran lui-même insiste sur la valeur de chaque vie humaine, affirmant que « Et quiconque lui fait don de la vie, c'est comme s'il faisait don de la vie à tous les hommes. » (Sourate El-Maïda, verset 32).


Ces principes ont inspiré des générations de croyants à agir avec compassion, même dans des contextes de violence et de danger extrême. Dans ce cadre, les témoignages sur les actes de Si Kaddour Benghabrit et d'Abdelkader Mesli ou d'autres musulmans anonymes, trouvent une réelle cohérence morale et spirituelle. Leur engagement discret, souvent au péril de leur vie, s’inscrit dans une tradition de solidarité qui dépasse les clivages religieux.


Ainsi, loin d’être de simples récits enjolivés, ces témoignages s’inscrivent en cohérence avec l’éthique musulmane et révèlent un pan méconnu de l’histoire : celui de la fraternité dans l’adversité. Nous allons à présent nous pencher sur les traces historiques de l’action de la Mosquée de Paris durant la France occupée.


Le rôle joué par Si Kaddour Benghabrit et l’imam Abdelkader Mesli dans le sauvetage de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale fait encore l’objet de débats parmi les historiens. Pourtant, dès 1940, un document officiel émanant du ministère des Affaires étrangères du régime de Vichy fait état de soupçons à l’égard de la Grande Mosquée de Paris, accusée d’avoir délivré de faux certificats d’appartenance à la religion musulmane. Le nom d’Abdelkader Mesli y est explicitement mentionné.


À la fin de l’année 1942, Si Kaddour Benghabrit prend la décision d’éloigner Mesli en l’envoyant à Bordeaux. Il l’a nommé aumônier dans les camps d’internement du Sud-Ouest et lui recommande de faire preuve de la plus grande prudence. Il ne s’arrête pas là, il intègre un réseau de résistance, fournissant des faux papiers aux Juifs et aux résistants. Arrêté par la Gestapo en 1944, déporté à Dachau, il survivra, et meurt en 1961.



Une mémoire tardive mais pertinente


Des membres des Francs-tireurs et partisans (FTP) algériens, ouvriers laïcs influencés par Messali Hadj ou Ferhat Abbas, auraient aidé à faire passer des Juifs séfarades, notamment des enfants, vers la Grande Mosquée. Selon le cinéaste Derri Berkani, cette solidarité, née dans les quartiers populaires, relevait d’une conscience politique plutôt que religieuse.


La mémoire de Si Kaddour Benghabrit a été entretenue par sa fille Aziza qui rapporte avoir entendu, après sa mort en 1954, des récits de sauvetages, et d'autres témoins, comme Philippe Bouvard qui se souvient de Si Kaddour Ben Ghabrit. Il raconte que ce recteur, homme cultivé et profondément œcuménique, avait impressionné sa mère et réussi à faire libérer son père adoptif, Albert Assouline, arrêté par les Allemands. Bien que fragmentaires, ces récits révèlent une solidarité discrète mais réelle, au cœur du Paris occupé.


Dans son film Les Hommes libres (2011), le réalisateur Ismaël Ferroukhi met en lumière un épisode longtemps passé sous silence : l’engagement de musulmans, par le biais de la Grande Mosquée de Paris, dans le sauvetage de Juifs durant l’Occupation. Conseillé par l’historien Benjamin Stora, il s’appuie sur des faits réels pour retracer cette solidarité aussi méconnue qu’authentique. Benjamin Stora a bien souligné combien cette histoire, bouleversante et méconnue, a été effacée de la mémoire collective pendant plus de cinquante ans. Il évoque le rôle du recteur Si Kaddour Ben Ghabrit, qui a discrètement favorisé des filières d’évasion, fourni de faux certificats de confession musulmane et abrité des Juifs, tout en maintenant une apparente neutralité vis-à-vis des autorités allemandes.



L’historien Serge Klarsfeld très impliqué dans la mémoire de la Shoah en France. Bien qu’il n’ait pas nié cette histoire, reste très prudent quant aux récits de sauvetage impliquant la Mosquée de Paris. Dans certaines interviews, il a évoqué le manque de preuves documentées permettant de chiffrer précisément le nombre de Juifs sauvés par cette filière. Il appelle donc à ne pas tomber dans une idéalisation, sans pour autant rejeter les témoignages existants.


Après la guerre, Benghabrit reçoit la médaille de la Résistance en 1947, mais ne revendique jamais publiquement ses actions, restant discret pour éviter des tensions dans une France en reconstruction. Ce n’est qu’à partir des années 1990, que des documentaires et livres viennent mettre en avant un récit de fraternité entre juifs et musulmans en France.


Pour l’imam Abdelkader Mesli, près de huit décennies après sa mort, il reçoit enfin une reconnaissance publique, avec un parvis à Paris et une rue à Bobigny portant son nom. Elle va être inaugurée prochainement le 26 mai 2025. Située à proximité de la rue du Chemin Vert, elle sera localisée dans le nouveau quartier Cœur de ville de Bobigny. C’est en découvrant des écrits de son père affirmant son engagement que Mohamed Mesli a décidé de témoigner, non pour glorifier sa mémoire, mais pour rappeler que juifs et musulmans ont su vivre ensemble.



*Article paru dans le n°65 de notre magazine Iqra.



                       

 

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