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Résonances abrahamiques (n°10) - Loi de 1905 : le rôle méconnu des religions

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Par Raphaël Georgy

En 1905, le rapporteur de la loi sur la laïcité, Aristide Briand, la conçoit comme un compromis entre députés anticléricaux souhaitant réduire l’influence de l’Église catholique dans la société et catholiques modérés, alors que le Vatican s’y oppose vigoureusement. Pourtant, protestants, juifs et catholiques joueront un rôle décisif pour infléchir la loi, chacun à leur manière.


Quand le président français Émile Loubet rend visite en avril 1904 à Rome au roi Victor-Emmanuel III et à la reine Hélène d’Italie sans passer d’abord par le Vatican, le pape Pie X le prend comme une offense personnelle. Et il le fait savoir. Depuis la prise de Rome par les troupes italiennes en 1870, les papes se proclamaient « prisonniers du Vatican » et refusaient de reconnaître le royaume d’Italie. Premier acte. Le 7 juillet suivant en France, la loi Combes interdit aux congrégations religieuses, principalement catholiques, d’enseigner. Deuxième acte. Le 29 juillet, le gouvernement français rappelle son ambassadeur près le Saint-Siège, marquant la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican. C’est dans ce contexte tendu que sera votée la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État le 9 décembre 1905. En réalité, toutes les religions, par leur opposition ou leur soutien, auront une influence importante sur cette loi.


Parmi elles, les protestants français comptent des militants parmi les plus favorables à l’esprit et l’organisation de la séparation, bien que la majorité trouve le concordat très confortable. Contrairement au catholicisme romain, pour qui l’union du trône et de l’autel reste un idéal, les protestants ont développé depuis le XIXe siècle une théologie de la séparation de l’Église et de l’État. Pour Alexandre Vinet en Suisse ou Edmond Schérer en France, l’Église ne peut accomplir librement sa vocation spirituelle que si elle s’affranchit de la tutelle financière et administrative de l’État. La commission parlementaire chargée d’élaborer le projet de loi est présidée par Ferdinand Buisson, connu pour son engagement protestant libéral, aux côtés d’Aristide Briand rapporteur. Ce dernier compte parmi ses plus proches collaborateurs Louis Méjean, fils et frère de pasteurs, haut fonctionnaire et dernier directeur de l’administration autonome des cultes. De son côté, Raoul Allier, professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, attaque dans la presse le projet initial d’Émile Combes, qui prévoyait une séparation stricte, assortie de contrôles policiers et d’un système qui interdisait pratiquement les unions nationales pour briser l’unité de l’Église catholique. Le professeur soutient que si l’État prétend respecter la liberté de conscience, il doit respecter la manière dont les croyants s’organisent. Cette campagne, ajoutée au refus des catholiques, va infléchir le projet de loi initial vers un régime plus libéral et non plus en opposition frontale aux cultes.


Ensuite, l’association cultuelle type 1905 correspond à l’organisation de l’église locale protestante : gérée par une assemblée générale, un conseil d’administration, de manière horizontale et démocratique. Pour les catholiques en revanche, ce modèle ne faisait aucune place à l’autorité de l’évêque, consubstantiel à l’organisation de l’Église catholique dans tous les pays où elle se trouve. Cette pomme de discorde ne sera résolue que plusieurs décennies plus tard. « Les associations cultuelles, très restrictives, ont d’abord été écrites pour éviter qu'elles puissent jouer un rôle politique, explique l’historien André Encrevé, interrogé par Iqra. Elles peuvent seulement célébrer des cultes, ce qui pose un problème actuel aux protestants qui les ont acceptées : pour les activités de jeunesse, par exemple, il faut créer des associations spécifiques. »


La loi de 1905 est également soutenue par les juifs français, qui y voient l’aboutissement de leur émancipation. Si la Révolution leur avait donné la citoyenneté française, la loi de 1905 supprime la distinction entre cultes reconnus et non reconnus. Là aussi, la théologie juive n’est pas la théologie catholique. Le Grand Rabbin Zadoc Kahn s’appuie le principe talmudique qui veut que « la loi du royaume est la loi » et défend un légalisme strict, d’autant plus face à l’antisémitisme exprimé durant l’Affaire Dreyfus (1894-1906). Le judaïsme contribue également à la loi de 1905 en demandant à l’État de préserver les rites en matière d’enterrement et d’abattage rituel. Malgré la neutralité des cimetières, imposée depuis 1881, l’administration accepte que les tombes de même confession soient regroupées pour respecter les préoccupations religieuses. En matière d’abattage rituel, l’État accepte que la taxe d’abattage soit intégrée au financement des associations cultuelles, reconnaissant sa dimension cultuelle légitime.


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Mais la contribution des catholiques, par la modération de certains et l’intransigeance des autres, amènera les députés à trouver des arrangements et éviter une confrontation directe qui aurait pu mener à la guerre civile. Face à une Chambre des députés qui prévoyait des peines de prison pour les prêtres critiquant le gouvernement en chaire, le député catholique Albert de Mun obtient qu’elles soient réservées aux appels à la sédition, préservant une certaine liberté de parole religieuse. Ensuite, alors que la gauche radicale voulait que n’importe quelle association de citoyens puisse réclamer l’église du village, pour favoriser un catholicisme indépendant de Rome au risque de susciter des schismes, les députés catholiques obtiennent, avec l’appui inattendu de Jean Jaurès, qu’elles soient réservées aux associations qui se conforment aux « règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». La précision est de taille. La République laïque reconnaît en creux que l’organisation du culte catholique dépend des évêques et de Rome. C’est une victoire importante pour l’Église catholique.


Mais quelques mois après le vote de la loi, le pape condamne dans l’encyclique Vehementer Nos le principe même de séparation, qui serait injurieux contre Dieu, et interdit aux catholiques de former des associations cultuelles sous le nouveau régime de 1905. Par ailleurs, la crise des inventaires des biens du clergé, prévue par l’article 3 pour évaluer les biens avant dévolution, tourne à l’affrontement physique. En Haute-Loire, en Flandres et en Bretagne, les fidèles catholiques défendent leurs églises avec des fourches et des bâtons. La mort d’un manifestant entraîne le lendemain la chute du gouvernement.


Face au refus des catholiques d’entrer dans le cadre de la loi de 1905, Aristide Briand choisit l’apaisement. En janvier 1907, l’État accepte que les curés occupent légalement les églises comme « occupants sans titre ». En 1908, puisque l’Église catholique refuse de recevoir les biens inventoriés, l’État décide qu’ils deviendront propriété des communes et de l’État. L’Église perd donc son patrimoine financier et immobilier, mais elle en obtient l’usage gratuit, perpétuel et sans charges d’entretien, les plus grosses réparations incombant aux communes propriétaires des 40 000 églises de France. C’est une concession considérable de la République vis-à-vis des cultes. « La séparation de 1905 n’a donc nullement conduit à une réduction du catholicisme à la sphère privée, mais elle a transformé sa participation à la sphère publique », analyse le sociologue Jean Baubérot dans son livre Laïcité 1905-2005, entre passion et raison (Seuil, 2004).


Le conflit ne sera résolu qu’en 1924. Après la Première Guerre mondiale, la France et le pape Pie XI trouvent un nouvel accord. L’Église catholique accepte de former des associations, mais elles seront diocésaines, c’est-à-dire placées au niveau de l’évêque, et non paroissiales au niveau du curé, afin de s’adapter à la forme canonique de l’Église. Presque au même moment, la France décide que la loi de 1905 ne s’appliquera pas en Alsace-Moselle, départements revenus à la France en 1918, où les populations et les représentants religieux exigeaient le maintien du Concordat local. Encore aujourd’hui, les prêtres, pasteurs et rabbins y sont toujours salariés par l’État et un enseignement religieux est dispensé à l’école publique.



*Article paru dans le n°89 de notre magazine Iqra.



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