Notre mosquée (n°39) - La Grande Mosquée de Paris : témoin d’une histoire partagée et d’un futur commun - Partie 1
- Guillaume Sauloup
- il y a 1 jour
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On croit tout savoir de la Grande Mosquée de Paris. On évoque volontiers son inauguration, son architecture arabo-andalouse, son recteur fondateur, ou encore le prestigieux hommage rendu aux soldats musulmans de la Grande Guerre. Mais, on la pense rarement, trop rarement, comme un chapitre essentiel de l’histoire de la République française. Car ce lieu n’est pas seulement un édifice religieux, mais il est aussi un témoin vivant des liens profonds entre la France et ses citoyens musulmans, une passerelle entre cultures, un refuge et un repère. À travers cette série écrite avec respect et reconnaissance, nous vousproposons de redécouvrir la Grande Mosquée de Paris, non pas comme un simple monument cultuel, mais comme un acteur discret et fidèle d’une partie de l’histoire de France, depuis l’émergence de l’idée, jusqu’à son rayonnement aujourd’hui.
Retour aux origines : une présence ancienne et méconnue
Quand on évoque la présence musulmane en France, on pense spontanément aux vagues d’immigration du XXe siècle. Pourtant, cette présence est bien plus ancienne, enracinée dans des siècles de contact, de circulation et de mémoire. L’anthropologue Jean-François Clément, dans son ouvrage « L’Islam en France : les cinq migrations musulmanes de 716 à nos jours » (Éditions La Découverte, 2004), retrace avec précision ces étapes, montrant que l’Islam n’est pas un corps étranger à l’histoire française, mais un de ses fils discrets et persistants.
La première présence date de 716, lorsque des groupes arabo-berbères (maghrébins) franchissent les Pyrénées pour s’installer dans le sud de la Gaule, notamment à Narbonne, jusqu’en 759. Cette occupation, bien que militaire, ouvre un premier dialogue entre les musulmans et les populations locales. En outre, les seuls témoignages de la présence musulmane retrouvés à Narbonne ont été des poteries et des pièces de monnaie musulmanes nous dit J. Caille, dans « l'Histoire de Narbonne » publiée à Toulouse en 1981 sous la direction d'A. Cabanis et J. Michaud.
Vers 889, un nouveau foyer apparaît dans le massif des Maures (Fraxinetum), d’où partent des incursions jusqu’en Bourgogne. Ce centre est détruit en 972 par une coalition féodale.
Du XIIe au XVIIIe siècle, la présence musulmane se fait plus discrète, souvent liée à des esclaves ou galériens musulmans, capturés lors des conflits ou des expéditions maritimes, et intégrés dans les sociétés portuaires, notamment à Marseille ou Toulon. Cette période est marquée par une présence silencieuse, qui ne laisse que peu de traces visibles, mais qui rappelle que l’Islam a coexisté avec l’Europe bien avant les migrations modernes.
Avec la colonisation, des milliers de musulmans arrivent en France comme soldats ou ouvriers, participant aux deux guerres mondiales et à la reconstruction économique du pays. Leur sacrifice est honoré par la construction de la Grande Mosquée de Paris après la Première Guerre mondiale.
La dernière phase commence après les indépendances, avec l’installation durable de familles venues d’Algérie, du Maroc, de Tunisie et d’Afrique noire. D’abord perçus comme une main-d’œuvre temporaire, les travailleurs musulmans s’installent, fondent des familles, obtiennent la nationalité française pour beaucoup, et deviennent partie intégrante du tissu social. L’islam devient ainsi une deuxième religion en France.

Pourquoi Si Kaddour Benghabrit à la tête du projet de la réalisation de la Mosquée de Paris ?
Si Kaddour Benghabrit voit le jour le 1er novembre 1868 à Sidi Bel Abbés en Algérie. Après des études secondaires dans les médersas d’Alger (Thaâlibiya) puis de Tlemcen, il poursuit son parcours académique à l’université Al Quaraouiyine de Fès. Il débute sa carrière professionnelle en Algérie en tant que conseiller en législation musulmane, au sein de la magistrature.
En 1892, il est muté par l’administration coloniale au Maroc et devient interprète-auxiliaire à la légation française de Tanger, intégrant ainsi officiellement le corps des cadres du ministère des Affaires étrangères. Sa maîtrise du français et des codes religieux lui vaut rapidement la confiance de ses supérieurs, qui lui confient dès 1895 des missions officieuses. Acteur clé dans l’établissement du protectorat français au Maroc, il occupe successivement les fonctions de cadre à la légation de France, de consul général honoraire à Fès, puis de directeur du protocole du sultan marocain.
Sur le plan administratif, bien qu’algérien sous régime colonial, il bénéficie de la nationalité française en tant qu’indigène. Plus tard, il reçoit également la nationalité marocaine, attribuée aux Algériens résidant au Maroc, notamment aux intellectuels les plus éminents.
En 1916, il est envoyé au Hijaz (Arabie Saoudite) où il œuvre pour faciliter le pèlerinage et assurer le bien-être des pèlerins nord-africains durant leur séjour dans les lieux saints de l’islam. À la Mahkama d’Alger, il fonde la Société des Habous et des Lieux saints de l’islam, une association cultuelle visant à organiser le pèlerinage des musulmans d’Afrique, à l’époque coloniale. Il est rapporté que cette association finie par acquérir deux établissements hôteliers à Médine et à La Mecque.
En 1920, la Société des Habous et Lieux saints de l’islam est officiellement déclarée à la préfecture d’Alger, sous le régime de la loi de 1901. Son objectif est la construction à Paris d’un institut et d’une mosquée qui symboliseraient l’amitié éternelle entre la France et l’islam, tout en rendant hommage aux milliers de soldats musulmans morts durant la Première Guerre mondiale, notamment lors de la bataille de Verdun en 1916.

Des premières idées pour une mosquée en France, au long chemin des projets avortés
L’idée de créer une institution musulmane à Paris remonte au milieu du XIXᵉ siècle. Dès 1842, un projet de mosquée est envisagé dans le quartier Beaujon. Quatre ans plus tard, en 1846, la Société orientale propose un vaste projet pourconstruire à Paris, puis à Marseille, un cimetière, une mosquée et un collège musulmans. Ce plan est motivé autant par des raisons religieuses, que par des considérations politiques,notamment celles liées à la conquête de l’Algérie. Ce plan futrejeté par le ministère de la Justice et des Cultes.
Au fil des décennies, plusieurs initiatives ponctuelles voient le jour. En 1856, à la demande de l’ambassade ottomane, un carré musulman est aménagé au cimetière du Père-Lachaise, avec un bâtiment destiné aux prières funéraires. Ce lieu est parfois confondu, à tort, avec la première mosquée de Paris. D’autres projets de mosquée émergent encore en 1878, 1885, puis en 1895, soutenus par des personnalités influentes comme Théophile Delcassé ou le prince Bonaparte, mais ils restèrent sans suite.
Une exception à la laïcité et un lien historique avec l’Algérie
En février 1917, la Société des Habous et des Lieux Saints de l’Islam est créée à Alger. Initialement chargée d’organiser le pèlerinage à La Mecque pour les musulmans d’Afrique du Nord (comme expliqué ci-dessus), elle devient rapidement l’acteur principal responsable de la construction et de la gestion de la future Grande Mosquée de Paris.
Le 29 juin 1920, la Chambre des députés adopte à l’unanimité une loi accordant une subvention de 500 000 francs pour la création d’un Institut musulman, comprenant une mosquée, une bibliothèque et une salle d’étude. Ce financement représente une dérogation exceptionnelle à la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Pour contourner cet obstacle juridique, la Société des Habous, devait avoir son siège à Alger, une institution régie par le droit musulman et représentant les autorités religieuses d’Alger, de Tunis et du Maroc, est transformée, par acte du cadi d’Alger, en une association conforme à la loi de 1901.

En réalité, la loi du 27 septembre 1907 autorisait déjà le gouverneur général d’Algérie à subventionner des œuvres religieuses dans un « intérêt public et national », offrant ainsi un cadre légal à cette exception.
La première pierre de la mosquée est posée en 1922, au niveau du futur mihrab, lors d’une cérémonie réunissant de nombreuses personnalités françaises et musulmanes. Le maréchal Lyautey y souligne la portée spirituelle et républicaine de ce geste en déclarant : « Quand s’érigera le minaret que vous allez construire, il ne montera vers le beau ciel de l’Île-de-France qu’une prière de plus, dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses. »
Les travaux mobilisent 450 artisans et s’achèvent en quatre ans. Le 15 juillet 1926, la Grande Mosquée de Paris est inaugurée par le président de la République Gaston Doumergue. Depuis lors, elle est administrée par la Société des Habous, et demeure une institution pieuse, culturelle, autonome et politiquement neutre.
Lieu de prière, de savoir et de mémoire, la Grande Mosquée incarne un lien profond entre la France et l’islam, tout en portant une histoire complexe liée à l’Algérie coloniale, dont elle tient son cadre juridique et institutionnel originel.
Bien plus qu’un simple lieu de culte, la Grande Mosquée de Paris est le fruit d’un long parcours historique mêlant reconnaissance, diplomatie et mémoire. Née du sacrifice des soldats musulmans morts pour la France, portée par des idéaux républicains et religieux, elle demeure une exception juridique et symbolique dans le paysage laïque français, affirmant la place de l’islam dans la société. Aujourd’hui, elle continue de constituer un repère spirituel et culturel pour des générations de musulmans en France.
À suivre : le prochain épisode retracera l’histoire de la Grande Mosquée de Paris entre 1926 et 1954
*Article paru dans le n°67 de notre magazine Iqra.
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