En ces temps où les grands discours sur l’humanité, la solidarité et la fraternité se multiplient, une question cruciale se pose : comment concilier les valeurs proclamées, avec les politiques appliquées? Le contraste entre la vision du Pape François, figure spirituelle prônant la fraternité universelle, et les politiques de certains dirigeants européens, révèle une fracture profonde entre l’idéal humaniste et la realpolitik contemporaine.
Une voix prophétique pour la dignité humaine
Le Pape François, lors de sa récente tournée en Asie et en Océanie, n’a cessé de réaffirmer son message de fraternité et d’universalité. Dans son discours à Singapour, il a appelé à la protection des droits des travailleurs migrants, insistant sur la dignité de ces êtres humains souvent relégués au rang de simples rouages dans l’économie mondialisée. Pour François, la fraternité n’est pas une option mais une exigence : «L’indifférence, la discrimination, l’exploitation des migrants sont des péchés sociaux», martèle-t-il. Cette vision s’enracine dans une conception holistique de l’humanité, où chaque individu, quel que soit son origine, participe à un destin commun.
Le Pape, en cela, reprend à son compte la notion d’unité du genre humain, chère aux penseurs comme Edgar Morin. Tout est lié, affirme François : le sort des migrants, l’état de notre planète, et la quête de justice sociale. Sa posture spirituelle appelle à une transcendance des intérêts nationaux immédiats au profit d’une vision plus large, celle du «bien commun»universel. Cependant, cette injonction à la fraternité rencontre un mur de résistance du côté des responsables politiques européens.
Une Europe en crise morale ?
En contraste avec cette vision élevée, les politiques migratoires en Europe, et en particulier en Allemagne, se durcissent. Berlin, qui avait pourtant incarné une certaine ouverture lors de la crise migratoire de 2015, resserre aujourd’hui l’étau aux frontières. La réinstauration des contrôles frontaliers, officiellement pour des raisons de sécurité et de lutte contre l’immigration illégale, sonne comme un aveu d’échec. L’illusion d’une Europe sans frontières s’estompe rapidement, et la coopération entre pays membres de l’Union européenne semble céder sous les coups de boutoir des préoccupations électoralistes et sécuritaires.
Certains observateurs n’hésitent pas à voir dans ces mesures un alignement progressif sur les idées de l’extrême droite européenne. Ainsi, l’article de « La Croix » se demande : «L’Allemagne applique-t-elle le programme du Rassemblement National?». Si la question peut sembler provocatrice, elle révèle un glissement progressif de certaines démocraties européennes vers des politiques de plus en plus restrictives à l’égard des migrants, avec des répercussions dévastatrices sur la dignité de ceux-ci.
Là où le Pape François voit dans chaque migrant une personne porteuse de droits inaliénables, les leaders européens se réfugient derrière des notions de «souveraineté», de «sécurité nationale » et de « protection des citoyens». Mais ces discours sécuritaires ne sont-ils pas le masque d’une crise morale plus profonde, d’une Europe en quête de sens et de repères? Si la crise migratoire est un défi pour les institutions européennes, elle est aussi un révélateur de nos failles collectives.
Les migrants : otages des ambitions politiques
Dans ce contexte, les migrants deviennent des pions sur l’échiquier politique européen. Comme le souligne Francis Wurtz dans une chronique pour « L’Humanité », les migrations sont trop souvent instrumentalisées à des fins de politique intérieure. Chaque élection devient l’occasion d’un durcissement des discours, où le migrant, transformé en bouc émissaire, incarne les peurs d’une population en quête de sécurité. En Allemagne, mais aussi en France, la montée des extrêmes alimente une rhétorique de la fermeture et du rejet. Le retour des contrôles aux frontières, autrefois abolis sous l’égide de Schengen, marque un recul symbolique et politique face à l’idéal d’une Europe ouverte et solidaire.
L’opinion publique, quant à elle, oscille entre compassion et rejet. Si le drame des naufrages en Méditerranée émeut encore, l’arrivée massive de migrants suscite des réflexes de méfiance. Les leaders politiques, prisonniers de leurs calculs électoraux, cèdent à ces pressions, mettant en œuvre des politiques de plus en plus restrictives. En cela, ils trahissent, d’une certaine manière, les fondements humanistes qui ont pourtant façonné l’Europe contemporaine.
Une fracture qui va au-delà des frontières
La contradiction entre le discours du Pape François et les politiques européennes actuelles ne se limite pas à la question des migrations. Elle révèle une fracture plus large, celle d’une Europe déchirée entre ses valeurs proclamées et ses actes. Dans son appel à la fraternité, le Pape François invite à dépasser les logiques d’exclusion pour embrasser une vision de l’humanité fondée sur l’interconnexion et la solidarité.
Edgar Morin, dans ses réflexions sur la complexité, aurait sans doute relevé la nécessité de tenir ensemble ces différentes dimensions de l’existence humaine. Le défi des migrations, comme celui du changement climatique, ne peut être appréhendé par des réponses simplistes ou technocratiques. Il appelle à une approche globale, où l’économique, le social et le spirituel sont indissociables. Le Pape, en plaçant la dignité humaine au centre de son message, fait écho à cette vision holistique. Il appelle à une conversion des cœurs et des esprits, là où les leaders européens semblent englués dans une gestion à court terme des crises.
Une Europe en quête de réconciliation
Au fond, la fracture entre le message du Pape François et les politiques des dirigeants européens est le reflet d’un dilemme plus large : comment réconcilier les idéaux de solidarité et d’humanité avec les réalités politiques et économiques du monde contemporain ? Si l’Europe aspire à être un modèle de civilisation fondé sur les droits de l’Homme, elle ne peut ignorer la clameur de ceux qui, fuyant la guerre ou la misère, cherchent refuge sur ses terres. Le défi est immense, mais il est aussi l’occasion d’une réinvention. Comme le disait Edgar Morin, «l’espérance est un risque à courir». Peut-être est-il temps pour l’Europe de courir ce risque, en renouant avec les idéaux qui l’ont fondée, et en écoutant la voix prophétique de François, celle qui appelle à une fraternité universelle.
*Article paru dans le n°31 de notre magazine Iqra.
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