Récits célestes (n°39) - Le patrimoine culturel des musulmans pendant le Ramadan - Épisode 5 : El-Eidiya
- Nassera BENAMRA
- 3 avr.
- 6 min de lecture

Dans l’islam, les fêtes religieuses ne sont pas de simples moments de réjouissance, mais l’aboutissement de parcours spirituels profonds. Elles surviennent à l’issue ou au cœur de périodes marquées par des pratiques de dévotion collective, comme le jeûne de Ramadan, qui transforme l’individu de l’intérieur, ou bien le pèlerinage, qui symbolise un changement à l’échelle de la communauté. Au fil du temps, ces fêtes ont vu émerger des traditions qui allient rites religieux et coutumes sociales. Parmi elles, l’Eidiya s’est imposée comme un symbole de joie, surtout pour les enfants. D’où vient cette tradition aujourd’hui en voie de disparition ? C’est ce que nous allons explorer ensemble.
Aux origines d’une tradition de partage
Le Prophète (paix et bénédictions sur lui), a encouragé l’expression de la joie et du partage lors des fêtes, établissant ainsi une culture de solidarité et de bienveillance. Si l’Eidiya, en tant que tradition spécifique, n’est pas mentionnée dans les récits prophétiques, l’idée d’offrir et de répandre la joie à travers des dons trouve ses racines dans les pratiques instaurées dès les débuts de l’islam.
À l’approche de l’Aïd al-Fitr, la Zakat al-Fitr, imposée à chaque musulman, a pour but de soutenir les plus démunis et de leur permettre de célébrer la fête dans la dignité. De même, lors de l’Aïd al-Adha, le sacrifice rituel constitue un moyen de partage avec les personnes dans le besoin. Ces gestes, qui associent piété et générosité, ont ancré une tradition où donner devient un moyen d’exprimer la joie et de renforcer les liens au sein de la communauté.
Mais l’Eidiya, ce don d’argent offert aux enfants lors du jour de fête « l’Aïd El-fitr », reflète à la fois la générosité, le partage et la volonté d’inscrire le bonheur dans la mémoire de l’enfance. Plus qu’un simple présent, l’Eidiya illustre la manière dont l’islam conjugue spiritualité et célébration, dans un équilibre entre valeurs religieuses et liens familiaux.
L'Eidiya : une tradition née sous les Fatimides
Sous les Fatimides, au Xe siècle, l'Eidiya est devenue une tradition presque obligatoire des fêtes religieuses. Le califat, reconnu pour son faste et son amour des célébrations, a marqué l'histoire par son approche unique des festivités, mêlant rites spirituels et coutumes sociales. L’Eidiya, en particulier, est apparue comme un acte de générosité qui s’est consolidé durant cette période.
Le calife Al-Muiz li-Din Allah, désireux de gagner le cœur de la population égyptienne, instaurait des pratiques comme la distribution de sucreries, de vêtements et de cadeaux lors des fêtes. Le matin de chaque Aïd fitr, il jetait des pièces d’argent et d’or depuis le palais aux foules rassemblées. Ce geste de « largesse » (التوسعة )a marqué le début de l'Eidiya telle qu'on la connaît aujourd'hui.
Si à cette époque, l'Eidiya était principalement destinée aux dignitaires et aux savants, la pratique s’est progressivement démocratisée. Elle est devenue un symbole de partage, d'amitié et de solidarité. Aujourd'hui, l'Eidiya est surtout un moment de bonheur pour les enfants, qui reçoivent de l'argent au lieu de cadeaux matériels, perpétuant ainsi une tradition née sous les Fatimides.
Sous les Mamelouks, elle change de forme et prend le nom de « Jamkiya »
Au cours de l'époque ayyoubide, les traditions de célébration ont légèrement diminué, principalement en raison des guerres croisées et de l'attention limitée de l'État à ces festivités. Avec l'avènement de l'ère mamelouke et l'instauration de leur pouvoir en Égypte et en Syrie, les rituels festifs ont connu un renouveau. Sous les Mamelouks, l'Eidiya a pris un nouveau nom « Al-Jamkiya ». Il s'agissait d'une somme d'argent attribuée directement par le sultan en tant que « prime » pour marquer l'occasion de l'Aïd. Ce don était destiné aux fonctionnaires d'État, allant des soldats, aux princes et hauts fonctionnaires. Le terme « Jamkiya » dérive du mot turc « jamah », signifiant « vêtement » ou «habit ».
Ainsi, l'Al-Jamkiya avait pour objectif principal d'aider la population à acheter de nouveaux vêtements pour la fête, marquant une continuité de la tradition de solidarité et de générosité, tout en l'intégrant au système administratif et social de l'époque.
Une tradition qui perdure
À la fin de l'ère ottomane et avec l’entrée dans la période moderne, l'Eidiya s'est stabilisée sous la forme que nous connaissons aujourd'hui. Le terme « Eidiya », dérivé du nom de la fête, a progressivement évolué, et elle est devenue une pratique principalement exercée par le père de famille ou les membres plus âgés du foyer ayant un revenu stable. Les enfants sont devenus les principaux bénéficiaires de cette tradition, suivis des épouses et des filles plus âgées.
Bien que l'Eidiya inclut parfois des cadeaux divers tels que des jouets, des friandises et des vêtements, elle est désormais spécifiquement associée à l'argent. Pour les enfants, l'Eidiya est perçue comme un véritable trésor qu'ils conservent précieusement, comptent et montrent fièrement à leurs amis. Elle représente leur première expérience avec une somme d'argent significative, marquant le début de leur gestion financière dans leur jeune âge.
La joie de l'Eidiya, qui est au cœur de la célébration de l'Aïd, est devenue inséparable de 'excitation des enfants qui l’attendent avec impatience. Toutefois, bien que cette pratique ait survécu au fil des ans, elle fait face à des défis liés aux difficultés économiques dans certaines régions, ce qui pousse certains à opter pour des cadeaux moins coûteux et pas nécessairement monétaires. Malgré cela, pour beaucoup, l'Eidiya reste un synonyme de la fête, un geste symbolique et affectif, presque inaltérable, qui est profondément ancré dans la mémoire collective et dans l’ambiance de l’Aïd. Les enfants attendent avec impatience le matin de l'Aïd, se lançant dans une course effrénée pour collecter le plus d'argent possible. Ils scrutent chaque membre de la famille, impatients de découvrir lequel d'entre eux sera le plus généreux.
De nos jours, certains employeurs dans les pays musulmans, comme en Algérie par exemple, offrent à leurs employés une prime spéciale à l'occasion de l'Aïd. Ce geste vise à marquer l'importance de la fête et à soutenir les travailleurs dans la célébration de cette occasion spéciale.
*Article paru dans le n°59 de notre magazine Iqra.
______________
À LIRE AUSSI :
Récits célestes (n°38) - Le patrimoine culturel des musulmans pendant le Ramadan - Épisode 4 : Les rites de la Nuit du Destin
Récits célestes (n°37) - Le-patrimoine-culturel-des-musulmans-pendant-le-Ramadan - Épisode 3 : « Mesaharati »
Récits célestes (n°4) - Le Prophète Houd et la tribu des Aad
Comments