Lumière et lieux saints de l'Islam, à la découverte des mosquées du monde (n°59) - Mosquée des Trois Portes à Kairouan
- Guillaume Sauloup
- 27 avr.
- 7 min de lecture

Sous le ciel nu d’Ifriqiya, à l’ombre bénie des oliviers et des minarets d’argile, s’élève un joyau discret mais prodigieux : la Mosquée des Trois Portes — Masdjid El-Abwâb Eth-Thalātha — nichée au cœur de la ville sainte de Kairouan, perle du Maghreb et seuil de lumière pour l’islam occidental. Elle ne tonne point comme un palais, ne s’étire point comme les cathédrales de pierre ; elle chuchote, à l’oreille de l’âme, une histoire tissée entre l’Andalousie en exil et l’Afrique du Nord en éveil. Dans le silence de ses murs petits mais savants, on entend battre la mémoire d’un temps où l’Islam n’était pas seulement foi, mais aussi géométrie, finesse et beauté transcendée.
Une prière sculptée dans la façade
Édifiée en l’an 252 de l’Hégire (866 de notre ère) par Mohamed Ibn Khayrun, savant andalou exilé, cette mosquée ne doit pas sa renommée à la hauteur de ses minarets ni à l’ampleur de sa salle de prière. Non. Ce qui fait d’elle un tournant dans l’histoire de l’architecture islamique, c’est sa façade — cette peau de pierre finement gravée, première apparition d’une façade ornée dans le monde musulman.
Trois portes en bois sculpté, sœurs mais non jumelles, s’ouvrent sur une prière de lumière. Au-dessus d’elles, une frise épigraphique en écriture coufique proclame en silence les versets du Livre, tandis que des arabesques végétales et géométriques se déploient en feuillage minéral sur les bandeaux de pierre, telles les veines visibles du souffle divin dans la matière.

C’est là que naît un langage nouveau, une grammaire visuelle qui ira hanter les coupoles de Fès, orner les murs de Grenade, courir sur les façades du Caire et s’étendre jusqu’aux rives de l’Indus. Cette façade kairouanaise, modeste mais révolutionnaire, est la mère silencieuse de toutes les architectures islamiques à visage sculpté.
Un lieu pour les simples prières, et les grandes méditations
Contrairement au jâmiʿ, qui réunit les foules du vendredi, cette mosquée n’accueille que les prières quotidiennes — ces cinq rendez-vous d’amour entre l’homme et son Créateur. Mais là réside sa grandeur : elle est l’intimité rendue visible, un écrin pour les prières discrètes et les prosternations intimes.
À l’intérieur, le mihrab — modeste et sobre — s’enfonce dans le mur orienté vers La Mecque, tel un cœur caché battant au rythme de la foi. Le toit bas, les murs épais, les lignes nettes : tout y respire l’austérité d’une spiritualité pure, sans faste, mais pleine de ferveur.
Un legs andalou en terre ifriqiyenne
Que Mohamed Ibn Khayrun, fils d’El-Andalus, ait choisi Kairouan pour ériger ce bijou n’est point un hasard. À cette époque, la ville était un phare du savoir, un creuset d’écoles et de confréries, un sanctuaire de la calligraphie et des sciences. Il y apporta le raffinement de Cordoue, l’intelligence des géomètres de Grenade, et la discipline sacrée des tailleurs de pierre d’Ifriqiya.

De cette fusion naquit un style, ni andalou pur, ni maghrébin strict, mais un entre-deux sacré, une sorte de dialecte architectural qui allait inspirer des générations de bâtisseurs à travers les siècles et les continents.
Un trésor vivant sous la lumière de Kairouan
Si Kairouan a obtenu cinq points sur six dans le classement de l’UNESCO, se plaçant juste après Florence, c’est aussi à cette mosquée que la ville doit sa gloire. Une simple façade, trois portes, quelques lignes gravées... et l’histoire change. L’art sacré s’élève. La parole se fait pierre.
Elle a connu l’érosion du vent et des oublis, mais elle fut restaurée avec soin, à l’identique, comme on recopie un manuscrit ancien avec les mêmes encres et les mêmes prières.

Aujourd’hui, elle est encore debout. Elle ne crie pas. Elle attend. Elle accueille les voyageurs, les chercheurs, les amoureux du patrimoine — tous ceux qui savent lire dans le silence des choses.
Un silence habité.
La Mosquée des Trois Portes n’est point un monument pour les foules. Elle est une halte pour les cœurs. Elle ne vous subjugue pas, elle vous écoute. Et si vous vous approchez, si vous touchez ses murs, si vous regardez ses portes... vous entendrez peut-être, très doucement, un verset soufflé au creux de l’éternité : « Et dans les demeures qu’Allah a permis qu’elles soient élevées, Son Nom est évoqué matin et soir… » (Sourate an-Nûr, v. 36).

*article paru dans le n°62 de notre magazine Iqra.
À LIRE AUSSI :
Lumière et lieux de saints l'Islam, à la découverte des mosquées du monde (n°23) - La Mosquée Sacrée