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Récits célestes (n°42) - Ibn Khaldoun, le génie tunisien au rayonnement universel


En mars dernier, cela faisait 620 ans qu’Abderrahmane Ibn Khaldoun nous quittait. Et pourtant, malgré les siècles, il semble toujours parmi nous. Sa pensée, ses observations, son œuvre magistrale La Muqaddimacontinuent d’éclairer l’histoire des idées et de nourrir les sciences humaines. Mais une question revient, persistante : à qui appartient Ibn Khaldoun ? Les Tunisiens l’affirment avec force. Né à Tunis, formé dans ses médersas, il y a laissé une empreinte intellectuelle profonde. Pourtant, d’autres revendications s’expriment aussi : l’Algérie, l’Égypte, l’Andalousie… Chacun évoque un lien, une étape, une influence.


Ibn Khaldoun, témoin de sa propre lignée


Ibn Khaldoun est formel sur ses origines, il affirme descendre d’une noble lignée arabe de Ḥaḍramaout, au sud du Yémen. Sa famille aurait quitté la péninsule au moment de la conquête musulmane pour s’établir en Andalousie, avant de rejoindre Tunis par la suite.


C’est ce qu’il explique lui-même dans l’autobiographie annexée à son Histoire, et que confirment les anciens ouvrages de généalogie, depuis le grand Ibn Ḥazm El-Andalusi.


Après avoir cité dix générations remontant à un certain Khaldoun, il précise : « Je ne me souviens de ma lignée jusqu’à Khaldoun que sur dix générations. Mais il est fort probable qu’il y en ait davantage, et qu’un nombre équivalent ait été omis, car ce Khaldoun était le premier à entrer en Andalousie. Si son arrivée date du début de la conquête, alors environ sept cents ans se sont écoulés jusqu’à notre époque, ce qui impliquerait une vingtaine de générations, à raison de trois par siècle... Notre lignée en Ḥaḍramaout, issue des Arabes du Yémen, remonte à Wael ibn Ḥajr, un noble connu parmi les Aquiyal arabes, compagnon du Prophète. »


Ce passage ne laisse visiblement aucune place au doute. Ibn Khaldoun ne remet jamais en question son ascendance ; bien au contraire, il exprime la conviction que la généalogie transmise est incomplète, mais que ses racines yéménites sont certaines. Son appartenance aux Arabes de Ḥaḍramaout constitue pour lui une évidence.


Cette ascendance arabe, revendiquée avec assurance, ne s’oppose en rien à l’enracinement d’Ibn Khaldoun en terre tunisienne. Au contraire, c’est à Tunis qu’il voit le jour, qu’il est formé et qu’il débute son parcours intellectuel. Sa relation avec la Tunisie est à la fois intime et fondatrice.


Ibn Khaldoun et la Tunisie, une relation fondatrice


Le nom d’Ibn Khaldoun, grand penseur et intellectuel du monde arabe et musulman de tous les temps, est indissociable de la Tunisie. Né en 732H (1332) à Tunis, sur ce sujet il dit : « Quant à mon enfance, je suis né à Tunis le premier jour du mois de Ramadhan de l’an 732 de l’Hégire, et j’ai été élevésous la protection de mon père, que Dieu lui fasse miséricorde, jusqu’à ce que j’atteigne l’adolescence ». Ibn Khaldoun incarne un lien profond entre son héritage familial et la ville qui l’a vu naître. Sa famille s’est d’abord installée en Andalousie avant de se fixer en Tunisie, où le jeune Ibn Khaldoun a grandi. Il porte, à travers son ascendance, une double appartenance : à la fois à la noblesse andalouse et à la tradition arabe des grandes familles du Yémen, notamment par son lien avec le compagnon du Prophète, comme on l’a cité ci-dessus.


Tunis, capitale de la connaissance et de la culture à l’époque, a été le berceau d’une éducation féconde pour Ibn Khaldoun. C’est dans cette ville que, dès son enfance, il a été imprégné par les arts de l’adab et les sciences. Son père, un homme érudit, lui transmit une grande partie de son savoir, tandis que le jeune Ibn Khaldoun a eu la chance de fréquenter les cercles de savants et les figures intellectuelles de la ville, dont le prestigieux cadi Si Mohamed ibn Abdessalem et le célèbre intellectuel Abou Mohamed El-Hadrami.


L’environnement intellectuel de Tunis a permis à Ibn Khaldoun d’épanouir son génie et de se distinguer dès son plus jeune âge. À 20 ans à peine, il était déjà reconnu pour sa maîtrise du savoir et sa culture, ce qui attira l’attention du prince Abou Mohamed ibn Tafrakin, qui l’invite au palais royal pour l’associer à l’écriture des décrets officiels. Cette première expérience dans l’administration marque le début de sa carrière politique, mais aussi un tournant décisif dans sa pensée.


C’est à partir de Tunis que, après avoir exercé des fonctions importantes, Ibn Khaldoun débute son périple à travers l’Empire maghrébin et au-delà, d’abord comme secrétaire puis comme diplomate et conseiller. Ses voyages, ses rencontres et ses études l’ont conduit à une réflexion sur l’histoire, la politique et la société, qui culminera plus tard avec son œuvre maîtresse, LA Muqaddima. Mais c’est à Tunis, sa ville natale, qu’il a forgé les bases de sa pensée.


Déplacements et épreuves d’Ibn Khaldoun


Entre 751 et 776 H, Ibn Khaldoun a voyagé entre la Tunisie, Fès, Béjaïa, Tlemcen, Biskra et certaines régions d’Andalousie, occupant plusieurs postes importants. En 751 H, il a commencé en tant que scribe au service du ministre hafside Ibn Tafrajine en Tunisie. Le sultan Abou Anan l’a nommé membre de son conseil scientifique, et il a eu l’occasion d’étudier avec des érudits, notamment ceux venus de Fès en raison de la peste. En 758 H, il a été emprisonné pendant deux ans en raison de la jalousie de ses ennemis. En 765-766 H, il est allé en Andalousie où il a été bien accueilli par le sultan Mohamed ben Youssef et son ministre Lisan Ed-Din ibn al-Khatib, un vieil ami. Ibn Khaldoun a même été envoyé en Castille pour négocier des relations diplomatiques avec le roi chrétien, une mission qu’il a accomplie avec succès. Des conflits avec Ibn al-Khatib ont nui à ses relations avec le sultan, le poussant à quitter l’Andalousie et à revenir à Fès.


De 767 à 774 H, il s’est éloigné de la politique, refusant une haute fonction offerte par le sultan de Tlemcen, préférant se consacrer aux sciences. En 776 H, il se retire à la forteresse d’Ibn Salama, dans la région de Frenda, dans l’actuelle Tiaret, pour rédiger sa célèbre Muqaddima et Kitab al-Ibar. En 784 H, il se rend en Égypte où il travaille comme juge et enseignant à l’Université al-Azhar. Là, il décrit le Caire comme un centre de savoir mondial. Il faut dire qu’il traverse des épreuves personnelles dévastatrices, notamment la perte de toute sa famille dans un naufrage.


Aujourd’hui encore, Tunis porte en elle les traces de cet intellectuel hors du commun. Le monument en son honneur, dressé au cœur de la ville, ainsi que la maison familiale devenue un musée, rappellent le rôle primordial que cette ville a joué dans la formation d’Ibn Khaldoun. La relation entre Ibn Khaldoun et la Tunisie n’est pas seulement celle d’un lieu de naissance, mais celle d’un terreau fertile qui a nourri l’un des plus grands génies de l’histoire du monde arabe et de la pensée humaine.



*Article paru dans le n°62 de notre magazine Iqra.

 



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