Récits célestes (n°46) - Deux plumes pour un même éclat
- Guillaume Sauloup
- il y a 2 jours
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Entre les versets coraniques et les récits humains, il existe une zone de lumière.Celle où l’histoire rejoint la sagesse, où les valeurs de paix, de dignité et de respect de l’autre ne sont pas seulement prêchées, mais vécues. Dans cette lumière, un personnage se dessine, on parle d’Abdelkader, l’Émir. Musulman, mystique, lettré et homme d’État, il a vraiment, dans son exil, montré un vivre ensemble possible. Hier comme aujourd’hui.
Récits Célestes puise habituellement dans les textes sacrés pour faire résonner les grandes voix spirituelles. Mais que deviennent ces voix lorsqu’elles traversent le temps, les frontières, les genres littéraires ? Deux auteurs, Aziz Begag et Karima Berger, racontent à leur manière l’héritage d’Abdelkader. Le premier dans une fable moderne enracinée dans la Syrie des quartiers, le second dans un chant intime et spirituel.
Deux récits, deux styles, mais un même message. La foi peut être pont d’amour et de fraternité, et non un frein. Abdelkader devient ici bien plus qu’un héros historique, un véritable symbole de la possibilité de vivre ensemble, en fidélité à sa foi et en ouverture à l’autre.
Avec une écriture introspective et poétique, Karima Berger propose dans le livre Abd el-Kader l’arabe des Lumières, une approche qui dépasse le récit historique. Elle entre dans l’intériorité de l’Émir, mêlant narration et méditations spirituelles aux accents mystiques. Son style, lyrique et sensoriel, adopte souvent la première personne, pour inviter à une contemplation profonde.

Elle dépeint l’Émir comme un homme mû par une foi vivante, une quête de justice et une humilité inébranlable. Elle n’occulte ni la douleur de l’exil ni les blessures du déracinement, mais elle montre comment ces souffrances se transforment en lumière intérieure. Lorsqu’elle évoque sa captivité au château d’Amboise, elle met l’accent sur sa dignité, sa capacité à nouer des relations respectueuses avec le curé d’Amboise, ou encore à recevoir l’ancien évêque d’Alger, Mgr Dupuch. Ces gestes, bien que sobres, traduisent une grandeur d’âme.
Au Mercredi du Savoir à la Grande Mosquée de Paris, les paroles de l’écrivaine étaient empreintes d’émotion. Elle a évoqué le lustre offert par l’Émir à une église comme un geste hautement symbolique. Un don musulman dans un lieu chrétien, en pleine traversée de l’épreuve, qui devient un acte de foi universelle. Dans le récit de la tragédie de Damas en 1860, elle montre comment l’Émir s’interpose pour sauver des chrétiens massacrés, mobilise ses compagnons, et ouvre sa maison à ceux qui fuient la haine. Elle insiste sur l’inspiration soufie d’Ibn Arabi, cette vision unitaire du divin, où la miséricorde et la fraternité l’emportent sur toute division.
Azouz Begag, dans Les yeux dans le dos, n’écrit pas l’histoire avec les mêmes mots que Karima Berger, mais il y insuffle la même lumière. Une fable, certes, mais qui dit la vérité des âmes. L’auteur adopte une tout autre forme, mais il livre le même hommage. Il nous emporte dans une fable bouleversante, entre lumière et tragédie. À Damas, en juillet 1860, vivent deux enfants pauvres et éclopés, Ibrahim, garçon musulman aveugle, et Elias, son ami chrétien paralysé. Ensemble, ils chantent pour survivre dans les ruelles de la ville. L’un a la voix, l’autre les bras. Ils ne voient pas les différences religieuses : ils vivent la fraternité dans sa forme la plus nue.
Le 6 juillet, alors que les tensions confessionnelles s’exacerbent, leur chant sublime, au Café des Rosiers, émeut la foule. L’émir Abdelkader, qui vit en exil à Damas depuis cinq ans, entend parler de ces deux enfants lumineux. Le jour même, il les invite chez lui. Ce geste, bien que fictif, est porteur de vérité : accueillir ces deux âmes innocentes, les écouter, les nourrir, c’est affirmer une foi fondée sur la compassion, la justice, et la reconnaissance de l’autre.

Mais la ville s’embrase. Les foules déchaînées massacrent les chrétiens. L’émir se dresse, mobilise ses hommes, ouvre sa maison. Il sauvera des milliers de vies. Dans cette nuit du fanatisme, il fut une lumière. Ibrahim et Elias, hélas, n’échappent pas à la violence. Elias, fidèle à sa foi chrétienne, est tué. Ibrahim, dévasté, meurt peu après. Ils seront enterrés ensemble, en secret, près du mausolée d’Ibn Arabi, un lieu d’union des âmes et non des identités.
Fiction inspirée de faits réels, le conte de Azouz Begag met en lumière l’humanité d’un homme d’exception. L’émir Abdelkader y apparaît tel qu’il était, un résistant à la barbarie, un homme de paix, porteur d’un islam de raison et d’amour du prochain.
Karima Berger et Azouz Begag, chacun dans son langage, rendent hommage à la lumière universelle d’un même héro musulman.
L’une en explore la vie intérieure, l’autre en raconte la légende transmise. L’une contemple, l’autre met en scène. Mais tous deux rejoignent ce point de jonction entre histoire et spiritualité, où la dignité humaine retrouve son éclat le plus pur.
*Article paru dans le n°67 de notre magazine Iqra.
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