Récits célestes (n°47) - Sadanah al-Kaaba
- Guillaume Sauloup
- 5 juin
- 8 min de lecture

Depuis l’aube des temps, la Kaaba El-Moucharafa se dresse au cœur du monde, mystérieuse et sacrée, point de convergence des prières et des cœurs. Elle n’est pas seulement un édifice de pierre mais elle est, selon la tradition islamique, la réplique terrestre d’un sanctuaire céleste autour duquel tournent les anges. Lorsque Dieu confie à Ibrahim Al-Khalil (paix sur lui) la mission de construire Sa Maison, c’était pour établir un lien entre le ciel et la terre, entre les humains et le Divin. Le lieu était déjà désigné, sanctifié par Dieu depuis la création des cieux et de la terre.
Aux côtés de son fils Ismail, le patriarche érige ce sanctuaire sans toit ni porte, accessible à tous, symbole d’une foi ouverte et partagée. Ce n’est que plus tard, avec la reconstruction menée par Quraysh, que la Kaaba devient fermée par une porte surélevée et que ses clés deviennent un objet de grande confiance et de haute responsabilité. Ces clés, gardées jusqu’à aujourd’hui par une famille désignée depuis le temps, portent en elles une histoire spirituelle et politique, marquée par la sacralité, la transmission, et le respect du pacte divin.
Une charge ancestrale au parfum de Zamzam et de rose
La Sadanah est l’une des plus anciennes fonctions liées à la Kaaba. Elle désigne la garde de la Maison sacrée et comprend un ensemble de gestes rituels tels que l’ouverture et la fermeture de ses portes, son entretien intérieur, le lavage de ses murs, la pose de la Kiswa (sa précieuse couverture) et la réparation de celle-ci si elle est endommagée.
Deux fois par an, au 1er Chaabane et au 15 Mouharram, la Kaaba est lavée de l’intérieur dans une atmosphère de recueillement. À l’aube, après la prière, les gardiens ouvrent ses portes. L’eau de Zamzam mêlée à l’eau de rose est utilisée pour purifier les murs, qui sont ensuite essuyés avec soin. Une prière est accomplie à l’intérieur, dans ce lieu que les traditions décrivent comme le reflet terrestre d’un sanctuaire céleste.
Derrière ces gestes humbles se cache une charge honorifique et spirituelle, transmise au fil des siècles, que les croyants respectent avec ferveur. La Sadanah de la Kaaba, bien plus qu’un métier ou une responsabilité, c’est un lien vivant entre les hommes et la Maison de Dieu.
Histoire de la gérance de la Kaaba depuis Ibrahim jusqu’à Quraysh
Depuis la construction de la Kaaba par le prophète Ibrahim (paix sur lui), la Sadanah, était confiée à son fils Ismail (paix sur lui). Ensemble, ils élevèrent les fondations de la Maison, comme le rappelle le Coran : « Et lorsque Ibrahim et Ismail élevaient les assises de la Maison : « Ô notre Seigneur, accepte ceci de notre part, car c’est Toi l’Audient, l’Omniscient » (Al-Baqara, verset127).
Après cette période initiale, la gérance était d’abord usurpée par la tribu de Jurhum, puis elle passe aux mains de la tribu de Khuza’a. C’est enfin Qusayy ibn Kilab, descendant d’Ismail etquatrième arrière-arrière-grand-père du Prophète Mohamed (paix et bénédiction sur lui), qui réussit à prendre la responsabilité de la Kaaba. Par son mariage avec Hubba, fille d’un chef de Khuza’a, il unifie, enfin, les membres dispersés de Quraysh et établit leur autorité sur la Maison de Dieu.
À partir de Qusayy, la garde de la Kaaba reste dans la descendance de son fils aîné Abd al-Dar, et ce, jusqu’à l’époque du Prophète.
Le Prophète ﷺ rend la clé de la Sadanah à ses légitimes détenteurs
Lors de la conquête de La Mecque, Othman ibn Talha était le gardien de la Kaaba (Sadin al-Kaaba). Ce jour là de l’an 8 de l’Hégire, le Prophète Mohamed (paix et bénédiction sur lui) s’est rendu au Masdjid El-Haram sur sa chamelle, accompagné d’Oussama ibn Zayd. Bilal et Othman ibn Talha le rejoignirent ensuite.
Une fois arrivé au Haram, le Messager d’Allah attache sa chamelle à l’extérieur de la mosquée et procède au tawaf et embrasse le Hajar El-Aswad.
Après avoir purifiée la Kaaba des idoles, le Prophète (paix et bénédiction sur lui) entre avec Oussama ibn Zayd, Bilal et Othman ibn Talha. Ils prononcèrent le takbir à chaque coin de la Kaaba et accomplirent la Salah.
Abdoullah ibn Omar raconte : « Le Messager d’Allah ﷺentra à la Mecque par sa partie supérieure, et il était sur sa chamelle. Oussama ibn Zayd était son compagnon cavalier,juste derrière lui (sur la même chamelle). Il était accompagné de Bilal et d’Othman ibn Talha, qui était l’un des El-Hajaba (ceux qui gardent la clé de la porte de la Kaaba). Lorsqu’il fit agenouiller sa chamelle dans la mosquée (c’est-à-dire al-Masjid al-Haram), Othman lui ordonna d’apporter la clé de la Kaaba. Le Messager d’Allah ﷺ entra alors dans la Kaaba en compagnie d’Oussama ibn Zayd, de Bilal et d’Othman ibn Talha, et il y resta un long moment avant d’en sortir. Les gens se précipitèrent (pour entrer) et Abdoullah ibn Omar fut le premier à entrer et il trouva Bilal debout derrière la porte. Ibn Omar demanda à Bilal : « Où le Messager d’Allah ﷺ fit-il la salat (prière) » ? Bilal lui montra l’endroit où il avait fait la salat. Plus tard, Abdoullah dit : “J’ai oublié de demander à Bilal combien de prosternations (c’est-à-dire de rak’a) le Prophète ﷺ fit” ». Raconté dans Sahih al-Bukhari
Peu avant cela, son oncle El-Abbas avait reçu de lui deux charges honorifiques, la siqaya, l’approvisionnement en eau pour les pèlerins, et la Sadanah, la garde de la Kaaba. Le Prophète tenait désormais aussi la clé de la Kaaba, transmise par Othman.
Il entra dans la Kaaba, y accomplit deux unités de prière, puis ressortit. C’est alors que El-Abbas lui demanda de conserver la clé, dans l’espoir de réunir entre ses mains ces deux fonctions prestigieuses.
Mais c’est à ce moment précis qu’Allah fit descendre un verset clair et décisif : «Allah vous commande de rendre les dépôts à leurs ayants droit. Et lorsque vous jugez entre les gens, jugez avec justice. Quelle excellente exhortation Dieu vous fait là ! Dieu entend tout, voit tout. » (An-Nisa, verset 58)
Dans la Sira et à la lumière de cette révélation, le Prophète (paix et bénédictions sur lui) s’assit et dit :« Faites venir Othman. » On fit donc appeler Othman ibn Talha.
En chemin, Othman se rappela un moment précis, bien avant la conquête, lorsque le Prophète l’avait déjà invité à embrasser l’islam. Ce jour-là, alors qu’il tenait la clé entre ses mains, le Prophète lui avait dit : « Peut-être verras-tu un jour cette clé entre mes mains, et je la placerai où je veux. » « Ce serait alors la perte et l’humiliation de Quraysh. » Mais le Prophète lui avait répondu avec fermeté : « Ce sera au contraire son relèvement et sa gloire. » Lorsqu’Othman se présenta devant lui, le Prophète l’accueillit avec bonté. Il lui remit la clé et lui dit : « Prenez-la, Ô Banu Abi Talha, comme un dépôt ancien et durable. Personne ne vous l’enlèvera, sauf un injuste. Ô Othman, Dieu vous a confié Sa Maison. Servez-vous-en de manière licite. »
Alors qu’Othman s’éloignait, le Prophète l’appela à nouveau : « Ne t’avais-je pas dit ce que je t’avais dit à La Mecque ? » Othman répondit : « Oui, je témoigne que tu es le Messager de Dieu. » Et il remit définitivement la clé, cette fois avec le cœur apaisé et l’âme convaincue. (Rapporté par al-Baïhaqi dans Dalail En-Nubuwa)
Une fonction sacrée et la clé confiées à une lignée
Depuis cet épisode, la clé de la Kaaba est confiée aux descendants d’Othman ibn Talha, les Banu Shaybah. La tradition veut que la clé soit conservée par le plus âgé des gardiens vivants, appelé le Sadin El-Awwal (le premier gardien). Lorsqu’il est prévu d’ouvrir la Kaaba, ce gardien principal en informe les autres membres de la famille, afin qu’ils soient présents, autant que possible, pour le lavage rituel en compagnie du souverain et des princes.
Tandis que la clé de la Kaaba, tout comme sa serrure, a traversé les siècles en subissant de nombreuses modifications. Chaque époque et chaque souverain ont contribué à son évolution, remplaçant ou adaptant la clé selon les circonstances. Aujourd’hui, elle mesure environ 40 cm de long et est précieusement conservée dans un sac en soie orné d’or pur, sac renouvelé chaque année par la même manufacture qui confectionne la Kiswa, le tissu sacré recouvrant la Kaaba.
La clé est désormais fabriquée en nickel plaqué or 18 carats, tandis que la serrure a également été modernisée. Plusieurs exemplaires historiques de clés sont exposés dans des musées, notamment en Turquie, où un musée islamique conserve 48 clés datant de l’époque ottomane, ainsi qu’à Riyad où deux clés en or massif de 35 cm y sont présentées. Ce patrimoine matériel témoigne à la fois de la continuité et des transformations liées à la gestion de ce lieu sacré.
Cette fonction de Sadanah est aussi désignée par les termes ḥijaba (garde) et khizana (responsabilité). Il s’agit d’une charge religieusement reconnue, confiée à une lignée spécifique, qui implique la garde de la Kaaba, son entretien, l’ouverture et la fermeture de ses portes, ainsi que la gestion de sa couverture (Kiswa). Nul ne peut la leur ôter, sauf par injustice, car elle constitue un dépôt confié par Dieu.
*Article paru dans le n°68 de notre magazine Iqra.
À LIRE AUSSI :
Récits célestes (n°4) - Le Prophète Houd et la tribu des Aad
Comments