Regard fraternel (n°59) - Je suis français, musulman, et pleinement citoyen
- Guillaume Sauloup
- il y a 2 jours
- 8 min de lecture

Je suis né en France, mes parents aussi, dans une ville de banlieue paisible où les rues portent des noms d’écrivains, de résistants ou de villes jumelées. Il y avait des platanes aux feuilles larges qui bruissaient l’été, des bancs en béton un peu fissurés où les anciens se racontaient leurs souvenirs, et des terrains de jeux qui résonnaient de nos cris d’enfants.
J’y ai grandi sans me poser trop de questions sur mes origines. La vie suivait son cours, simple et lumineuse, à l’image des après-midis passés à courir derrière un ballon ou à dessiner à la craie sur le bitume. Mes premières années se sont déroulées comme celles de tous mes camarades : à la maternelle du quartier, à l’école de la République. Il y avait les anniversaires célébrés autour de gâteaux au chocolat, les petits cadeaux échangés à Noël, les kermesses de fin d’année et les tournois de football du mercredi après-midi. Nous vivions ensemble sans jamais vraiment nous interroger sur nos origines. Ce que nous partagions alors, c’était l’essentiel : notre enfance.
Mes parents m’ont inscrit très tôt à l’école de la République. Je ne me souviens pas avoir manqué quoi que ce soit. Ma maman, douce et exigeante, était fonctionnaire. Mon père aussi. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris qu’ils étaient aussi des universitaires engagés, passionnés de lecture, de débat et d’enseignement. À la maison, il y avait toujours un livre ouvert sur la table du salon, une conversation sur l’actualité, ou une musique d’ailleurs en fond sonore.
J’ai une sœur plus âgée de deux ans, et un petit frère avec qui je partageais tout, depuis nos jouets jusqu’à notre chambre. On riait, on se disputait, on se réconciliait, comme tous les enfants. À table, maman avait instauré une règle, à la cantine, je devais manger végétarien ou poisson. Ce n’était pas une interdiction religieuse proclamée, c’était une façon discrète de préserver nos convictions sans me marginaliser. Elle me disait simplement : « la viande, c’est pour la maison, c’est un moment familial. » Je n’ai jamais senti que j’étais différent à cause de cela.
À Noël, il y avait un sapin décoré dans le salon. Il brillait de mille feux, comme ceux de mes camarades. On recevait des cadeaux, on chantait parfois des chansons de fête. Mais à table, pas de foie gras ni d’alcool. À la place, des plats traditionnels, comme couscous parfumée, chakhchoukha, tajines généreux et pâtisseries aux mille saveurs. C’était la cuisine de ma mère, celle qu’elle avait apprise de ma grand-mère. Mes amis adoraient venir goûter chez moi. Ils se régalaient, posaient des questions, découvraient un autre monde sans quitter notre rue.
Mes grands-parents, eux, ne parlaient pas le français comme nous. Leur accent trahissait un ailleurs lointain. Avec mes parents, ils s’exprimaient dans un dialecte que je ne comprenais pas, que j’ai appris plus tard, en les écoutant avec tendresse. La grand-mère de mon meilleur ami parlait un français parfait, portait des vêtements sobres, élégants. Ma grand-mère portait le foulard, une longue robe traditionnelle, et autour de la taille, un cordon coloré noué avec soin, comme une ceinture tressée de souvenirs. Elle avait cette grâce tranquille des femmes enracinées dans leur culture, sans jamais rejeter celle des autres.
Outre les fêtes de mes amis, nous avions nos célébrations, celles du Ramadan, avec ses longues journées de jeûne, ses nuits étoilées, ses repas partagés et son atmosphère spirituelle unique. Et puis l’Aïd el-Fitr, fête de la rupture du jeûne, où l’on se retrouve en famille, vêtus de neuf, pour prier, partager un repas, rendre visite aux anciens. J’ai encore le souvenir de mon père me tenant la main pour aller à la Grande Mosquée de Paris. Il y avait du monde partout, les tapis recouvraient la cour, les trottoirs, les visages étaient graves, concentrés, puis joyeux. J’étais impressionné de voir tant de personnes prier ensemble, dans un même geste, une même direction, un même souffle.
C’est ainsi que j’ai appris que j’étais musulman. Non pas comme une rupture, mais comme une évidence. Je n’ai pas changé de regard sur le monde. Je n’ai pas cessé de jouer avec mes camarades, ni de rire avec mes voisins. Mes parents ne m’ont jamais mis à part. La foi m’a été transmise comme une source de paix, de dignité, de discipline intérieure. J’ai commencé à prier assez jeune, sans ostentation. Je jeûnais sans le crier sur tous les toits. Je priais à la maison ou à la mosquée quand j’en avais le temps. C’était un lien intime, un rendez-vous avec moi-même et avec Dieu.
Jamais ma religion ne m’a éloigné de mes amis non musulmans. Au contraire, elle m’a appris à les respecter davantage. Je connais les fêtes de chacun ; le Chabbat de mon ami juif, la Pâques de mes amis chrétiens. Ils connaissent aussi mes fêtes. On se souhaite de belles célébrations, on échange des douceurs, on apprend les uns des autres. Ce mélange, cette richesse, c’est ce qui m’a construit.
Je suis un passionné de sport. Mon équipe favorite, c’est le PSG. Quand elle gagne, je suis fou de joie. Quand elle perd, j’ai le cœur serré. Comme tous les Français, je vis les matchs de l’équipe nationale avec émotion. Quand elle gagne une Coupe du Monde, je descends dans la rue avec mon drapeau tricolore, fier de mon pays.
Mon histoire familiale s’inscrit dans celle de milliers d’autres familles originaires d’Afrique du Nord. Mon arrière-grand-père a combattu dans l’armée française durant la Seconde Guerre mondiale, tout comme son propre père avant lui, engagé en tant que tirailleur pendant la Grande Guerre. À l’issue du conflit, mon arrière-grand-père est rentré au pays pour se marier, avant de repartir seul en France afin d’y travailler. Son épouse et leurs enfants sont restés au village.
Son fils, mon grand-père, l’a rejoint en France quelques années plus tard. À son tour, il a épousé sa cousine, restée au pays. Leur premier enfant, est née là-bas. Ce n’est qu’après sa naissance que mon grand-père a fait venir toute la famille en France.
Mes grands-parents habitaient dans les bidonvilles, connu les baraquements, puis les premiers logements sociaux. C’est dans ce contexte qu’est née ma mère, en banlieue parisienne. Aujourd’hui, je porte en moi cette histoire de départs, d’exils et de racines recomposées, comme tant d’enfants issus de l’immigration.
Du côté paternel, l’histoire est similaire, à une différence près, l’un de mes arrière-grands-parents a épousé une Française. Cette diversité est une richesse, pas une contradiction. Elle est au cœur de mon identité. Après l’université, j’ai fait mon service national en France. L’un de mes cousins l’a fait en Algérie. Nous avons partagé nos récits, nos parcours, nos engagements. Mais nous avons surtout en commun cette conviction : nous sommes français. Par la naissance, par le cœur, par la fidélité à nos principes.
Aujourd’hui, je suis un jeune fonctionnaire. J’ai prêté serment pour servir l’intérêt général, guidé par la conviction profonde que la République, ses valeurs et sa promesse méritent d’être portées et défendues. La laïcité n’est pas, à mes yeux, une contrainte : elle est une chance. Elle m’offre la liberté de croire, de pratiquer ma foi sans crainte, et de vivre ma spiritualité dans le respect des convictions de chacun.
Je suis français. Je suis musulman. Et je suis pleinement citoyen de la République. Je respecte les lois de ce pays. J’ai hérité de deux cultures, de deux histoires, et je chemine avec elles, la tête haute. Mon identité est ancrée dans des valeurs fortes, nourrie de racines profondes et résolument tournée vers l’avenir. Je souhaite contribuer au bien commun, transmettre ce que j’ai reçu, bâtir des ponts entre les individus et les mémoires, et m’opposer fermement à toutes les formes de division, quels que soient les motifs avancés.
Mon grand-père a combattu pour la France. Mes parents ont servi ses institutions. Aujourd’hui, c’est à mon tour d’en faire vivre les principes.
Ce récit est une fiction. Mais il aurait pu être vrai. Il est fait de souvenirs empruntés, d’expériences croisées, de petits bouts de vie entendus dans les bus, les cafés, les salles de classe, les mairies, les cantines d’école, les cours de récréation et les souvenirs du service militaire. C’est l’histoire de tant de nos concitoyens, discrètement engagés, pleinement français, intimement musulmans. C’est l’histoire d’une fidélité à un pays qu’on aime.
Je suis un enfant de la République. Point barre.
*Article paru dans le n°67 de notre magazine Iqra.
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