Regard fraternel (n°65) - Un homme du 7e siècle inspire une solidarité économique durable
- Guillaume Sauloup
- 10 juil.
- 7 min de lecture

Dans le monde des affaires, on cherche l’investissement sûr, le rendement stable, le capital durable. Mais il existe une forme de placement qui échappe aux lois classiques du marché. Un investissement sans spéculation, sans instabilité, mais aux gains garantis, ici-bas comme dans l’au-delà. Son nom est « la Sadaqa jariya », la charité continue ou durable.
Ce modèle propre à l’islam repose sur un principe audacieux, « la richesse n’a jamais diminué à cause d’un don ». Bien au contraire, le bien donné s’inscrit dans un cycle vertueux de profit spirituel et social. Car une aumône bien placée, continue de rapporter des bénéfices bien après la mort de son donateur. C’est un actif sanctuarisé qui produit. On évoque ici le sens de « Tijarah la tabour » …un commerce qui ne périclite pas.
L’esprit d’un capital qui paie ses fruits depuis quatorze siècles
En ce mois de Mouharram, mois de la Hijra et de la zakat, le souvenir de ces premiers musulmans qui ont tout quitté pour reconstruire une société solidaire à Médine refait surface. Parmi eux, un homme choisit de faire de sa fortune un levier pour l’éternité. Il racheta un puits privé à Yathrib, puis fit planter des palmiers dattiers autour. Aujourd’hui encore, ces arbres donnent leurs fruits, deux fois par an, et leurs revenus sont investis dans un immeuble urbain, dont les loyers financent des œuvres sociales. Le tout est géré par le ministère saoudien des Affaires religieuses, dans le cadre d’un waqf toujours actif.
Cet investissement, entamé il y a quatorze siècles, continue de générer des revenus. C’est un placement vivant, un cas d’école d’économie spirituelle appliquée. Son initiateur ? Un compagnon du Prophète (paix et bénédictions sur lui), connu pour sa foi… et pour son sens de la gestion, on parle ici du compagnon Othman Ibn Affan (qu’Allah l’agréé).
Toute l’histoire commence par un puits
Au lendemain de la Hijra, Médine n’était encore qu’une oasis en mutation. L’installation du Prophète (paix et bénédictions sur lui), et de ses compagnons, venus de La Mecque, avait profondément bouleversé l’équilibre démographique et économique de Yathrib. Parmi les urgences, l’on site l’accès à l’eau. Un puits privé, situé dans la vallée d’El-Aqiq, offrait une eau d’une qualité rare. Son nom était Bir Ruma. Problème… l’eau y était payante, et son propriétaire en tirait un bénéfice. Pour les Mouhajirines, réfugiés sans ressources, boire devenait un luxe. C’est dans ce contexte que le Prophète Mohamed (paix et bénédictions sur lui), lança une incitation à l’investissement communautaire : « Qui achètera le puits de Ruma et en fera don aux musulmans ? Il aura en échange le paradis. »
Ce n’était pas une simple promesse spirituelle. C’était un appel à bâtir une économie solidaire. Othman Ibn Affan, l’un des plus riches marchands de Quraysh, répondit à l’appel. Il racheta le puits, d’abord en copropriété, puis en pleine propriété, et en fit un waqf, c’est-à-dire un bien immobilisé à perpétuité, dont les bénéfices reviendraient à la communauté. Le capital (le puits) était gelé, mais le rendement (l’accès à l’eau) devenait collectif. Un investissement à haut impact social.
Un placement pionnier, bien avant l’invention de la finance islamique
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Autour du puits, une plantation de palmiers est née. Arrosée par les eaux de Ruma, elle a prospéré. Et ce qui était à l’origine un geste spirituel s’est transformé en actif productif durable. Au fil des siècles, les palmiers ont été entretenus, agrandis, valorisés.
En 1952 (1372 H), le ministère saoudien de l’Agriculture a pris le relais en louant le terrain auprès de l’administration des Awqaf de Médine. Il y fait planter plus de 15 000 palmiers, sur près de 100 000 m². Aujourd’hui encore, la vente des dattes génère des revenus considérables, réinvestis dans un immeuble locatif urbain. Les loyers financent des projets sociaux. Le tout est géré par le ministère des Affaires religieuses saoudien dans un cadre juridique strict.
Et le plus fascinant dans cette histoire ? Le titulaire officiel du compte bancaire du waqf, jusqu’à aujourd’hui, reste Othman Ibn Affan. Quatorze siècles après sa création, ce capital de la foi continue de rapporter ses fruits. Il illustre un modèle économique profondément islamique. Celui d’un placement désintéressé, spirituellement motivé, mais financièrement structuré, durable et socialement utile. Un investissement visionnaire, à la croisée de la foi et de la gestion financière et économique.
Othman Ibn Affan a-t-il vraiment un compte bancaire ? Ce que raconte l’histoire
Si l’histoire du compte bancaire au nom du calife Othman Ibn Affan fait débat, certains responsables en Arabie saoudite affirmant qu’aucun RIB n’est ouvert officiellement à son nom, une chose est certaine… le waqf initié par le troisième calife continue de produire des fruits, au sens propre comme au figuré. Autour de l’ancien puits de Ruma, les dattiers prospèrent encore. Les revenus tirés de la vente de leurs fruits sont partagés entre les plus démunis et un fonds dédié à la gestion du waqf.
Avec le temps, ce fonds s’est accru au point de permettre l’achat d’un terrain dans la zone centrale de Médine. C’est là qu’a été construit un hôtel de luxe, dont les bénéfices, estimés à 50 millions de riyals par an, alimentent à leur tour l’œuvre de bienfaisance. Même si les modalités juridiques modernes, comme l’existence d’un compte bancaire, relèvent peut-être de l’interprétation ou du symbole, l’esprit du geste reste vivant.
Plus de quatorze siècles après son geste, le calife Othman Ibn Affan (qu’Allah l’agréé) continue, à travers ce waqf, de soutenir orphelins et nécessiteux. Ce don, alliant spiritualité et sens aigu de l’économie, s’est mué en un véritable modèle de développement durable. Géré avec rigueur, il génère des revenus réinvestis pour accroître les bénéfices sociaux et solidaires. Une leçon d’éternité dans l’art de semer pour le bien commun. La vraie richesse ne diminue jamais lorsqu’elle est mise au service des autres. Quand générosité et gestion responsable se conjuguent, l’histoire devient une source pérenne de solidarité.
*Article paru dans le n°73 de notre magazine Iqra.
À LIRE AUSSI :
Commentaires