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Focus sur une actualité (n°79) - La laïcité outre-mer : une histoire française faite de décalages, de pouvoirs et de compromis


Par Noa Ory

En France, la laïcité est souvent résumée à une date : le 9 décembre 1905. Cette loi, devenue un repère cardinal du récit républicain, est parfois invoquée comme si elle avait vocation à s’imposer partout, d’un seul mouvement, d’un seul bloc. Or cette vision uniforme ne résiste pas à l’épreuve de l’histoire, en particulier lorsqu’on se tourne vers les territoires d’outre-mer.


Dans ces espaces marqués par l’expansion coloniale, la relation entre l’État et les religions ne s’est pas élaborée selon la même temporalité qu’en métropole. Elle s’est construite par strates successives, au gré des équilibres politiques, des administrations locales et d’un rapport au fait religieux, souvent guidé par des considérations d’ordre public avant toute affirmation de principe.


Les outre-mer ne constituent pas une simple « exception » périphérique : ils révèlent une autre généalogie de la laïcité française, enracinée dans l’histoire impériale.


Avant 1905 : un fait religieux administré


Dans les territoires coloniaux, la religion n’est pas d’abord pensée comme une liberté individuelle garantie par l’État. Elle est envisagée comme un fait social à organiser, parfois à contenir. L’administration coloniale poursuit alors trois objectifs constants : stabiliser les populations, consolider l’autorité politique et structurer les sociétés locales selon des cadres jugés compatibles avec l’ordre colonial.


Le catholicisme, associé à la puissance coloniale, bénéficie d’un soutien institutionnel important, sans que cela prenne systématiquement la forme d’un concordat au sens juridique strict. Les autres cultes, islam, hindouisme, religions africaines, bouddhisme, sont tolérés, encadrés, parfois instrumentalisés, mais rarement reconnus comme des interlocuteurs à part entière.


Ce régime n’est ni celui de la séparation, ni celui de la neutralité telle qu’elle sera formulée plus tard : il s’agit d’un système de gestion administrative du religieux, fondé sur la surveillance plus que sur l’égalité.


1905 : une loi républicaine à géométrie variable


Lorsque la loi de séparation des Églises et de l’État est adoptée en 1905, elle ne s’applique pas automatiquement aux colonies. Cette non-application ne relève pas d’un oubli, mais d’un choix politique assumé. La laïcité de 1905 est pensée pour un espace national composé de citoyens juridiquement égaux, non pour un empire régi par des statuts différenciés.


Dans les faits, la situation devient rapidement composite : certains territoires conservent les régimes antérieurs, d’autres adoptent des dispositions spécifiques, et la séparation stricte est souvent jugée inadaptée aux réalités locales. La République accepte ainsi, dès le début du XXᵉ siècle, l’idée d’une laïcité différenciée selon les contextes.


Les décrets de 1939 : encadrer sans reconnaître


Un cadre juridique plus structuré apparaît avec les décrets du 16 janvier et du 6 décembre 1939, dits « décrets Mandel » applicables à plusieurs territoires ultramarins. Leur objectif n’est pas de reconnaître officiellement des cultes, mais d’en organiser l’exercice sous contrôle administratif.


Ces textes permettent notamment aux collectivités de soutenir matériellement certaines structures cultuelles, tout en conservant un pouvoir de surveillance étroit sur les associations et leurs responsables. On est loin du régime alsacien-mosellan : aucun culte n’est reconnu par l’État, aucun clergé n’est rémunéré comme corps fonctionnarisé, aucune religion n’est intégrée au service public.


Mais ces décrets instaurent une coopération pragmatique entre autorités civiles et acteurs religieux, coopération que la loi de 1905 interdit en principe en métropole.


La Guyane : une singularité persistante


La Guyane occupe une place à part. Le régime qui y prévaut repose sur une ordonnance royale de 1828, jamais abrogée, qui organise le financement public du culte catholique. Les ministres de ce culte sont encore aujourd’hui rémunérés sur fonds publics, tandis que les autres religions relèvent du droit associatif commun.


Il ne s’agit pas d’un concordat au sens juridique du terme, mais d’une survivance institutionnelle héritée d’un autre âge politique. Cette situation a été validée à plusieurs reprises par le juge administratif, au nom de l’histoire particulière du territoire, même si elle pose, de fait, la question de l’égalité entre cultes.


L’islam outre-mer : une gestion ordinaire, sans statut particulier


Contrairement à certaines idées reçues, l’islam n’a jamais bénéficié outre-mer d’un régime de reconnaissance comparable à celui existant en Alsace-Moselle. Historiquement, il a été appréhendé comme un fait social à encadrer, parfois perçu à travers un prisme sécuritaire, rarement conçu comme une institution à intégrer juridiquement.


Aujourd’hui, les associations musulmanes relèvent des cadres juridiques locaux applicables aux cultes : elles peuvent solliciter des soutiens publics selon les règles en vigueur, mais sans reconnaissance spécifique, sans statut public, sans encadrement clérical par l’État. À cet égard, l’islam n’est ni une exception, ni un cas particulier : il est soumis aux mêmes logiques que les autres cultes non catholiques.

 

 

Une laïcité française façonnée par l’histoire


Les outre-mer ne constituent pas une dérogation occasionnelle à la laïcité française. Ils rappellent, plus profondément, que celle-ci n’est pas née d’un modèle unique et abstrait, mais d’une histoire faite de compromis, d’inégalités statutaires et de choix politiques situés.


Là où l’Alsace-Moselle incarne une exception issue d’une histoire européenne particulière, les outre-mer portent la mémoire d’un empire et de sa gestion du religieux. Les comprendre, c’est se souvenir que la République ne s’est pas construite partout selon les mêmes règles — et que la laïcité, loin d’être monolithique, est aussi le produit de cette histoire inégale.

 



*Article paru dans le n°88 de notre magazine Iqra.



 

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