Regard fraternel (n°73) - De Bagdad à Cordoue : l’héritage pratique et les premières lunettes
- Guillaume Sauloup
- il y a 2 jours
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Par Nassera Benamra
À l’occasion de la Journée mondiale de la vue, le 9 octobre, rappelons que la vision n’a rien de banal : elle constitue un don précieux qui éclaire notre existence et nourrit notre relation au monde. Depuis Bagdad jusqu’à Cordoue, les savants musulmans tracent les premières routes de la science de la vue (ophtalmologie). Ibn al-Haytham pose les bases théoriques de l’optique, Ibn El-Kahhal transforme la pratique chirurgicale de l’œil en art, et Mohamed ibn Aslam al-Ghafiqi adapte ces savoirs pour inventer les premières lunettes et intervenir sur la cataracte.
La science de la vue dans le monde arabo-musulman
Ibn al-Haytham : le théoricien de l’optique
Au Xe siècle, Ibn al-Haytham (Alhazen, 965‑1040) pose les fondations scientifiques de l’optique dans son monumental Kitab El-Manadhir. Il explique comment l’œil perçoit la lumière et les images, analyse la réfraction et la réflexion, et établit des principes fondamentaux qui permettront, plus tard, la correction visuelle par lentilles et lunettes. Sa réflexion théorique constitue un pilier essentiel de la compréhension scientifique de la vision.
Ibn el-Kahhal : la maîtrise chirurgicale et pratique
Parmi les figures majeures de l’ophtalmologie arabo-musulmane, Ali ibn Issa ibn Ali al-Kahhal, né à Bagdad et décédé en 1039, occupe une place éminente. Dès son enfance, il s’intéresse à l’étude de la vue et se forme auprès d’Abu el-Faraj ibn al-Tayyib. Il exerce au bîmâristân el-Adudi en tant que kahlal et professeur, devenant un modèle de rigueur scientifique et de maîtrise pratique.
Son œuvre maîtresse, le Tadhkirat el-Kahhalin, décrit la structure de l’œil, les nerfs et les muscles, les maladies de la paupière, de la cornée et de la pupille, ainsi que les affections internes difficiles à détecter. Ibn el-Kahhal est pionnier dans l’usage du toucher, la distinction entre maladies visibles et cachées, et l’influence des troubles vasculaires sur la vision. Ses méthodes inspirent de nombreux praticiens, dont el-Ghafiqi, el-Hariri et Ibn el-Nafis, et son livre devient une référence incontournable pendant des siècles, jusqu’en Europe, où il est traduit et étudié jusqu’au XVIIIᵉ siècle.

L’alliance théorie-pratique
Si Ibn al-Haytham illustre la réflexion scientifique et théorique, Ibn al-Kahhal représente la virtuosité pratique et chirurgicale. Ensemble, ils témoignent de l’extraordinaire intérêt des savants musulmans pour la vue et la santé oculaire, préparant le terrain pour des applications ultérieures en Andalousie, où les premières lentilles correctrices et interventions sur la cataracte voient le jour grâce à des médecins comme Mohamed ibn Aslam al-Ghafiqi.
Al-Ghafiqi : pionnier de la correction optique
Si Ibn al-Kahhal maîtrise la chirurgie et qu’Ibn al-Haytham éclaire la vision par la théorie, Al-Ghafiqi transpose ce savoir en Andalousie. À Cordoue, il perfectionne les techniques chirurgicales, décrit ses instruments et explore des moyens novateurs pour corriger la vue. Il ouvre la voie aux lunettes et aux interventions sur la cataracte.
Mohamed ibn Kassoum ibn Aslam al-Ghafiqi vit à la fin du VIᵉ et au début du VIIᵉ siècle de l’Hégire, près de Cordoue, probablement issu de la famille du célèbre gouverneur Abd ar-Raḥmān al-Ghafiqi. Sa vie reste largement méconnue, mais son œuvre majeure, El-Morchid fi al-Kuḥl (Le Guide en ophtalmologie), révèle tout son génie. Composé de plus de 55 chapitres, ce manuel détaille l’anatomie, les maladies et les traitements de l’œil. Étudié au XXᵉ siècle par Max Meyerhof et complété par le Dr Hassan Ali Hassan, il reste une référence incontournable.
Al-Ghafiqi distingue théorie et pratique. La théorie explore la nature des organes, les tempéraments, l’alimentation, le sommeil et les causes des maladies. La pratique se concentre sur la santé des yeux, prévention chez les sujets sains, soins précoces et traitement des yeux fragiles, notamment chez les enfants et les personnes âgées. Il décrit aliments, médicaments, onguents et interventions chirurgicales avec un sens aigu du détail.

Il accorde une attention particulière aux couleurs bénéfiques pour la vue, bleu foncé, noir, vert et violet, et déconseille les teintes trop vives ou claires. Pour le strabisme infantile, il combine lumière, caches et exercices ciblés pour corriger le regard.
Chirurgien accompli, il intervient sur les cataractes et invente la première paire de lunettes, bien avant Roger Bacon. Le mot espagnol « Gafas » dériverait même de son nom.
Al-Ghafiqi excelle aussi en pharmacologie. Son ouvrage disparu, El-Adwiyah el-Mufradah, démontre sa maîtrise des remèdes simples et composés, tant pour les yeux que pour d’autres maladies. Son héritage andalou a fait connaître la médecine islamique en Europe. Aujourd’hui, une statue à Cordoue le commémore.
À l’image de cette tradition millénaire et la Journée mondiale de la vue, la Grande Mosquée de Paris, en partenariat avec la Fondation OneSight, organise des dépistages gratuits pour enfants et adultes. Regard fraternel rappelle que prendre soin de ses yeux est un acte scientifique, humaniste et spirituel, une lumière qui éclaire notre vie et nos liens avec le monde.
*Article paru dans le n°80 de notre magazine Iqra.
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