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Lumière et lieux saints de l'Islam, à la découverte des mosquées du monde (n°83) - « Comme si j’avais mangé » : l’éthique discrète d’une mosquée d’Istanbul

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Par Noa Ory

Il est des formules brèves qui condensent une morale entière. « Comme si j’avais mangé » en fait partie. Derrière cette phrase d’apparence anodine se tient l’histoire d’une mosquée d’Istanbul, connue sous le nom de Sanki Yedim, et celle d’un homme dont la vie témoigne d’une maîtrise rare de soi et d’un sens aigu du bien commun.


La mosquée Sanki Yedim se situe dans le quartier de Fatih, au cœur de la vieille ville d’Istanbul. Elle ne figure ni parmi les monuments ottomans les plus vastes, ni parmi les plus ornés. Pourtant, son nom et l’histoire de sa fondation lui ont assuré une place singulière dans la mémoire religieuse et sociale de la ville.


L’origine de cette mosquée remonte au XVIIᵉ siècle, sous l’Empire ottoman. Son bâtisseur se nommait Khair Ed-Din Ketchiji Efendi, un homme pauvre, vivant modestement dans le quartier où sera érigé l’édifice. À cette époque, la construction de mosquées était souvent l’œuvre des sultans, des hauts dignitaires ou de riches donateurs. Le peuple, toutefois, participait aussi à cet élan de piété, parfois par des dons, parfois par des initiatives personnelles. Celle de Khair Ed-Din se distingue par son extrême dépouillement.


Les sources rapportent un fait précis, devenu fondateur de la légende du lieu : chaque fois que Khair Ed-Din traversait les marchés d’Istanbul et ressentait le désir d’acheter un fruit ou une douceur qu’il ne pouvait raisonnablement se permettre, il prononçait ces mots : « Sanki Yedim »  « comme si j’avais mangé ». Au lieu de céder à l’envie, il mettait de côté la somme correspondante dans une caisse réservée à cet usage.


Ce geste, répété sur des années, ne relevait ni de l’ascèse spectaculaire ni de la privation absolue. Il s’agissait d’un effort constant, discret, orienté vers un but précis : réunir suffisamment d’argent pour laisser derrière lui une œuvre durable. En se contentant de l’essentiel et en ajournant ses désirs, Khair Ed-Din finit par rassembler une somme qui lui permit de construire une petite mosquée de quartier.


Ironie révélatrice : ce n’est pas lui qui donna à l’édifice le nom de Sanki Yedim. Ce sont les habitants du quartier, connaissant son histoire et la manière dont l’argent avait été réuni, qui baptisèrent ainsi la mosquée. Le nom devint à la fois « souvenir » et « leçon ».


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Sur le plan architectural, la mosquée reflète parfaitement l’esprit de son fondateur. Bâtie sur une surface intérieure d’environ 100 m², elle peut accueillir environ deux cents fidèles. Elle dispose d’un espace réservé aux femmes et accueille des enseignements religieux. Construite en béton armé, elle est surmontée de coupoles, dont certaines sont couvertes de plomb. Son minaret, sobre, ne comporte qu’un seul balcon. Rien de monumental, rien de décoratif à l’excès : l’édifice privilégie l’usage à l’apparat.


Au cours du XXᵉ siècle, la mosquée connut des épreuves. Elle fut sérieusement endommagée pendant la Première Guerre mondiale, puis ravagée par un incendie. Longtemps abandonnée, elle resta fermée jusqu’en 1959, date à laquelle elle fut restaurée grâce à l’initiative et aux efforts des habitants du quartier. À l’entrée, une plaque de marbre rappelle sobrement l’histoire de sa fondation et la phrase qui lui a donné son nom.


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Plus récemment, Abdussamed Aydın, vice-mufti du district de Fatih, résumait la portée morale de cette histoire en ces termes : Khair Ed-Din a su maîtriser les désirs de l’âme humaine et les orienter vers le bien. Il y voyait une exhortation claire à la discipline intérieure et au sens du collectif.


Cette lecture est également reprise par Bediüzzaman Saïd Nursî, penseur majeur du monde musulman ottoman tardif, qui fit de « comme si j’avais mangé » une règle de sagesse : une réponse simple aux appels incessants de la consommation et du plaisir immédiat.


Khair ad-Dîn Ketchiji Efendi est mort sans richesse personnelle, mais il a laissé une trace durable. La mosquée Sanki Yedim ne témoigne pas seulement d’un acte de piété individuelle ; elle incarne une conception exigeante de la responsabilité morale : préférer le long terme à l’instant, l’utilité commune au confort personnel, la retenue à l’excès.


Dans une ruelle de Fatih, entre des maisons anciennes, cette mosquée continue de rappeler silencieusement qu’il existe des formes de grandeur qui ne se mesurent ni à la taille des pierres ni à l’éclat des ornements, mais à la capacité de l’homme à gouverner ses désirs et à transformer le renoncement en œuvre.


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*article paru dans le n°89 de notre magazine Iqra.



 

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