Lumière et lieux saints de l'Islam, à la découverte des mosquées du monde (n°84) - Masjid al-Qiblatayn : le lieu où la Révélation changea l’orientation du monde
- Guillaume Sauloup
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Par Noa Ory
Il est, à l’ouest de Médine, un lieu discret mais décisif, une élévation de pierre posée sur la harra volcanique, là où le sol noir semble encore garder la mémoire des pas prophétiques. Le Masjid al-Qiblatayn, le « Mosquée des Deux Qiblas », n’est pas seulement un monument : il est un instant figé de la Révélation, un moment où l’histoire spirituelle de l’islam a changé d’axe sans changer de sens.
Le site remonte aux premières années de l’Hégire. Nous sommes en l’an 2 après l’exil prophétique, à une époque où la communauté musulmane, encore fragile, cherche sa forme, son langage, sa direction. Le lieu fut édifié par les Banou Sawad ibn Ghanam, branche des Banou Salima, dans un paysage alors austère, fait de palmiers, de terres basaltiques et de constructions modestes. Les matériaux étaient ceux de la sobriété médinoise : briques de terre crue (Laban), palmes tressées, troncs de palmiers servant de poutres. Rien d’ostentatoire. Tout était fonctionnel, orienté vers l’essentiel.
Mais ce qui conféra à ce modeste édifice une place unique dans l’histoire islamique ne relève pas de l’architecture seule. C’est ici que se produisit l’un des événements les plus symboliquement chargés de la prophétie mohammedienne : le changement de la Qibla.

Un jour de Chaʿbān de la deuxième année de l’Hégire, le Prophète ﷺ rend visite à Umm Bishr bint el-Barâ, des Banoū Salima, pour lui présenter ses condoléances. Elle lui prépare un repas. Lorsque vient l’heure de la prière de midi, le Prophète se lève et dirige la prière en direction de Bayt al-Maqdis, Jérusalem, comme il en avait reçu l’ordre jusqu’alors. Deux unités de prière sont accomplies. Puis la Révélation descend.
Le verset, désormais gravé dans la conscience musulmane, rompt le silence du ciel : « Nous te voyons tourner ton visage vers le ciel. Nous t’orienterons donc vers une direction qui te satisfera. Tourne ton visage vers la Mosquée sacrée… » (Coran, ElBaqarah, 2 : 144)
Le Prophète ﷺ se tourne alors physiquement vers la Ka’ba, au cœur même de la prière. Les fidèles se retournent avec lui. En un seul geste, la communauté se réoriente. Ce n’est pas un rejet de Jérusalem, mais l’affirmation d’une continuité abrahamique désormais centrée sur La Mecque. Les traditions rapportées par Ibn Saʿd soulignent la précision du geste : le Prophète se place face au mīzāb, marquant clairement la nouvelle orientation.
Dès lors, le lieu fut connu sous le nom de Masjid el-Qiblatayn la mosquée où deux directions furent honorées dans une seule prière. Les polémiques ne tardèrent pas. Les milieux juifs de Médine s’en offusquèrent : « Qu’est-ce qui les a détournés de leur ancienne qibla ? » La Révélation répondit avec la sobriété théologique qui la caractérise :« À Dieu appartiennent l’Orient et l’Occident. Il guide qui Il veut vers une voie droite. »

L’histoire architecturale de la mosquée épouse ensuite les grandes strates de l’histoire islamique. En 87 H, le gouverneur de Médine, ʿOmar ibn ʿAbd el-Aziz, figure rare où s’allient pouvoir et ascèse, entreprend la restauration de plusieurs mosquées prophétiques, dont celle-ci. Elle demeure ensuite dans une relative stabilité pendant plus de huit siècles, avant d’être rénovée en 893 H par Chahin el-Jamali, serviteur en chef du sanctuaire prophétique.
Sous le règne ottoman, le sultan Souleyman el-Qanouni ordonne de nouvelles réparations, dont une inscription de marbre témoigne encore. Les récits de voyageurs évoquent alors un édifice simple, couvert d’une coupole, sans minaret, signe d’une mosquée de mémoire plus que d’apparat.
Le temps, cependant, use la pierre comme il use les hommes. Il faudra attendre l’époque saoudienne pour que le lieu retrouve une centralité visible. Le roi ʿAbd el-Aziz ordonne sa reconstruction, l’érige d’un minaret, l’entoure d’un mur protecteur. Puis, sous le règne du roi Fahd, le site est entièrement repensé : démolition, reconstruction, extension, intégration des techniques modernes, tout en conservant une esthétique islamique épurée. Le souverain suit personnellement l’avancement des travaux lors de ses séjours médinois.

Aujourd’hui, la mosquée se distingue par son éclat blanc, presque immaculé, contrastant avec la noirceur volcanique du sol environnant. Elle couvre près de 4 000 m², coiffée de deux coupoles jumelles, comme une allusion silencieuse à sa singularité originelle. Une seule qibla y est désormais utilisée, mais l’ancienne direction est matérialisée pour la mémoire des visiteurs.
Masjid al-Qiblatayn n’est pas un monument parmi d’autres. Il rappelle que l’islam ne s’est pas constitué par rupture brutale, mais par ajustements révélés, par déplacements porteurs de sens. Il enseigne que l’orientation n’est pas qu’une question d’espace, mais de fidélité intérieure. Et qu’il est des lieux où la Pierre, la Prière et la Parole ont convergé pour inscrire, dans le sol de Médine, l’un des gestes fondateurs de l’histoire spirituelle de l’humanité.

*article paru dans le n°90 de notre magazine Iqra.
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