Regard fraternel (n°84) - Le regard des religions monothéistes sur la migration
- Guillaume Sauloup
- il y a 49 minutes
- 8 min de lecture

Par Nassera Benamra
La migration n’est ni un phénomène nouveau ni une simple question sociopolitique. Elle accompagne l’histoire humaine depuis ses origines et traverse aussi les récits religieux. Aujourd’hui encore, des femmes, des hommes et des familles quittent leur terre, souvent au péril de leur vie, poussés par la guerre, la misère ou l’absence d’avenir. Face à ces déplacements, les sociétés s’interrogent, hésitent et se divisent. Les religions, quant à elles, offrent depuis longtemps des clés de lecture sur l’exil, l’accueil et la relation à l’étranger, rappelant que le migrant est avant tout un être humain en chemin.
La question de la migration vue par les religions monothéistes
« Nul n’est prophète en son pays. » Cette expression, citée dans les Évangiles de Luc (4,24) et de Matthieu (13,57), renvoie à une réalité récurrente dans les récits religieux. Les prophètes sont souvent moins reconnus et moins écoutés par leur propre peuple. Le message qu’ils portent dérange, et le rejet qu’il suscite conduit fréquemment à une rupture avec leur environnement.
Dans ce contexte, le déplacement devient un moyen de faire entendre la parole de Dieu ailleurs. Cette dynamique, que l’on peut rapprocher de la notion de hijra, se retrouve dans le judaïsme, le christianisme et l’islam. Toutefois, chacune de ces religions l’interprète différemment, en fonction de sa compréhension du prophétisme et de la communauté croyante.
Dans le judaïsme, la Hijra renvoie à l’obéissance ou « exil subi »
L’histoire du peuple juif, marqué par l’exil depuis la destruction du Second Temple, est jalonnée de migrations successives d’un pays à l’autre, dans l’attente de l’issue messianique de l’Histoire. Ces déplacements ne sont toutefois pas perçus comme de simples errances, mais s’inscrivent dans un dessein divin. La Torah est explicite à ce sujet. Dans l’Exode, il est écrit : « Vous n’opprimerez point l’étranger, car vous connaissez les sentiments de l’étranger, puisque vous avez vous-mêmes été étrangers au pays d’Égypte. » De même, le Lévitique rappelle : « Lorsque l’étranger séjournera avec vous dans votre pays, vous ne lui ferez point d’injustice » (Lev 19,33).
La question de l’étranger ne se réduit jamais à une injonction morale abstraite. La Bible hébraïque distingue clairement les situations. L’étranger en état de faiblesse doit être accueilli, protégé et traité avec justice, au même titre que la veuve et l’orphelin. Mais cet appel à l’accueil va de pair avec une autre préoccupation, tout aussi constante, celle de la préservation de l’ordre commun et de la Loi. L’étranger accueilli est tenu de respecter les règles du pays, et la Bible met en garde contre l’étranger qui, agissant comme membre d’un peuple organisé, chercherait à imposer ses dieux, ses mœurs ou sa loi. Il n’y a là ni contradiction ni xénophobie de principe, mais une logique de discernement. Accueillir la personne vulnérable, tout en se méfiant d’une dynamique collective susceptible de dissoudre l’identité et la cohésion du peuple. La Bible hébraïque invite ainsi à penser l’accueil dans la durée, en tenant ensemble compassion et responsabilité.
De là, on comprend que la hijra, dans le judaïsme, n’est pas seulement un départ physique, mais un déplacement profondément vécu, guidé par la Loi et la volonté divine. Il s’agit souvent d’un acte d’obéissance à Dieu ou d’un choix imposé par la nécessité de survivre face à l’oppression. Mais derrière cette dimension spirituelle et légale se cache aussi une dimension humaine : la hijra est un parcours de fragilité, de courage et d’espérance. Elle invite à tendre la main à ceux qui sont en détresse, tout en veillant à protéger la cohésion de la communauté et à respecter l’ordre commun. C’est un équilibre délicat, où compassion et responsabilité se rejoignent, car accueillir l’étranger, ce n’est jamais simplement ouvrir ses portes, c’est aussi le faire avec discernement, mémoire et conscience du chemin parcouru par ceux qui, avant lui, ont été eux-mêmes accueillis.
Dans le christianisme, la Hijra renvoie à un départ guidé par la foi et la compassion
Le regard se déplace, le Nouveau Testament privilégie les relations de personne à personne et se montre peu disert sur l’organisation politique de la cité, laissée à la responsabilité de César. L’étranger y apparaît avant tout comme une figure de la détresse humaine : « j’étais étranger et vous m’avez accueilli ». Jésus accueille, guérit, dialogue sans distinction d’origine, et ouvre l’horizon de la foi à toutes les nations. Cette perspective nourrit, aujourd’hui encore, un appel puissant à l’hospitalité. Mais elle laisse les chrétiens démunis lorsqu’il s’agit de penser les conséquences sociales et politiques de l’accueil dans la durée. Cette tension traverse les Églises contemporaines et explique en partie leurs divisions.
Le christianisme envisage la Hijra comme un départ guidé par la foi et la compassion, où l’accueil de l’étranger se fait en accord avec l’amour du prochain. Le pape François illustre cette approche nuancée, lorsqu’il rappelle que « le principe de centralité de la personne humaine (…) nous oblige à toujours faire passer la sécurité personnelle avant la sécurité nationale », il a souligné que l’accueil des migrants nécessite prudence et intégration. Lors de son voyage en Colombie en 2017, il a insisté sur la complexité de la situation, il a affirmé qu’ouvrir son cœur à ceux qui fuient la détresse est un commandement divin, mais un gouvernement doit veiller à gérer les places disponibles, à intégrer réellement les arrivants et à rester vigilant face aux abus ou aux risques humanitaires. Le message chrétien est clair la Hijra, dans cette perspective, la migration n’est pas seulement un geste de solidarité, mais elle appelle à conjuguer humanité, discernement et responsabilité.
Dans l’islam, la Hijra renvoie à la foi et à la préservation de la communauté
Dans l’islam, la Hijra évoque à la fois un départ physique et un engagement spirituel. Elle n’est pas seulement un exil, mais un déplacement motivé par la foi, la recherche de sécurité et la préservation de la communauté. L’exemple le plus connu est celui du prophète Mohamed (paix et bénédiction sur lui) et de ses compagnons lorsqu’ils quittent La Mecque pour Médine, fuyant persécutions et injustices. Ce départ n’était pas un simple acte de fuite, mais un geste guidé par l’obéissance à Dieu et la volonté de protéger la communauté des croyants.
La Hijra, dans ce contexte, symbolise la capacité à concilier courage personnel, solidarité collective et respect des valeurs divines, tout en affrontant les incertitudes et les dangers du voyage. Elle souligne que la migration, lorsqu’elle est motivée par la foi et la justice, est à la fois un acte de survie et un engagement moral.
Qu’il s’agisse des exils du peuple juif, de la compassion chrétienne ou de la migration du Prophète dans l’islam, la Hijra traverse l’histoire et les religions comme un appel à la dignité humaine. Chaque départ raconte le courage, la foi et la responsabilité envers soi et les autres. Accueillir l’étranger, protéger la communauté et agir avec discernement ne sont pas des choix opposés : ils sont les dimensions d’un même chemin d’humanité, que chaque croyance invite à parcourir avec conscience et cœur ouvert.
*Article paru dans le n°90 de notre magazine Iqra.
À LIRE AUSSI :
